Y a-t-il un progrès en art ?

Alors qu’Elon Musk rêve de se faire enterrer sur Mars, que Jean-Marc Jancovici explique qu’un avenir sans nucléaire est impossible, que l’IA se fait de la publicité par les critiques, mais que Delphine Batho ouvre à Saint Maixent le 3ème festival de la décroissance, on peut, peut-être, aborder le progrès par une voie détournée.

  1. L’évidence diachronique due à l’évolution technique.

La réponse semble s’imposer d’elle-même lorsqu’un art utilise une technique qui se perfectionne au cours des siècles. C’est le cas pour la musique si l’on suit l’évolution des instruments. Un autre exemple nous est donnée par la célèbre étude d’Erwin Panofsky sur le traitement de la perspective en peinture.[1] S’appuyant d’abord sur une analyse classique de la perspective comme projection centrée par des droites issues de l’œil dirigées vers la scène et rencontrant le plan du tableau, et sur ce qui était connu des peintres du début de la Renaissance – Piero della Francesca, Leon Battista Alberti, Luca Pacioli, et d’autres – il montre que cette règle, mathématiquement correcte, était contestée comme n’étant pas la meilleure façon de représenter l’espace en peinture, notamment parce qu’elle apporte des déformations désagréables sur les côtés à droite et à gauche qu’il est souhaitable de corriger. Cet historien montre par des témoignages de l’époque qu’une projection non pas sur le rectangle du tableau mais sur un cylindre d’axe vertical conviendrait mieux. Il soulève la question de savoir si les peintres romains de Pompéi n’avaient pas l’intuition qu’une telle correction était souhaitable. Quoiqu’il en soit, Panofsky arrive à une variété de perspectives possibles à disposition pour les meilleurs effets, ce qui le conduit à analyser les choix des artistes selon les époques et les régions.
Il se démarque alors d’un autre critique d’art Heinrich Wölfflin qui avait proposé de caractériser les époques et les styles en peinture par cinq couples de concepts en opposition : a) la ligne de contour et son atténuation par une estompe, b) la surface unie et la valorisation de la profondeur, c) la forme close et la forme ouverte, d) un tout unitaire et des parties autonomes ou la concentration sur quelques points, e) la représentation complète (clarté sur le sens de l’objet) et la vue incomplète (clarté de l’apparition des choses).[2]
Pour Wölfflin les transitions d’une époque à une autre sont marquées par des stades où une ou plusieurs habitudes sont rompues suivant ces registres par le goût et le tempérament de l’artiste qui ainsi s’en libère. Pour Panofsky au contraire l’artiste se trouve imprégné de facteurs sociaux dont il n’a pas explicitement les raisons mais qui expriment l’air du temps. Les orientations nouvelles ne résultent pas d’une sensibilité naturelle du peintre ni d’une appartenance à une école ou un style régional mais à une influence plus profonde due à la mentalité culturelle dans laquelle baigne l’artiste. Panofsky pour appuyer cette interprétation, fait référence au concept de « forme symbolique » introduite par Ernst Cassirer, ce qui donne à son analyse une tonalité sensiblement post-moderne avant la lettre et a sans doute contribué à l’immense notoriété de cet historien de l’art de l’entre-deux-guerres.[3]
A son crédit on peut remarquer que l’approche de Panofsky se prolonge très naturellement au-delà de la Renaissance vers le baroque et le maniérisme même une fois que les lois de la perspectives sont établies et bien enseignées aux 17ème et 18ème siècles. Car l’usage des formes elliptiques en architecture – et donc en peinture – nécessite un appel plus précis et plus savant à la géométrie pour le dessin de la taille des pierres, c’est la naissance de la stéréotomie, avec le fameux conflit au 17ème siècle entre les maçons et les mathématiciens où Girard Desargues tint un rôle d’avant-garde.[4]
Les lois de la perspective ne se limitent plus dès lors, à la description de projections mais aussi à l’usage de transformations préservant certains invariants. Le problème atteint un point culminant à l’époque du Baroque et du Rococo si on le formule

Théâtre de Palladio à Vicence

ainsi :  comment faut-il disposer des piquets alignés dans l’espace naturel pour qu’ils apparaissent équidistants alors qu’ils se rapprochent les uns des autres vers le lointain. C’est le problème du trompe-l’œil qui apparaît comme un problème inverse de celui de la perspective utilisant cette fois des transformations homographiques.

Dans son passionnant traité Joël Sakarovitch montre le point d’aboutissement auquel on arrivait au 18ème siècle pour la science des tracés justifiant les gestes des tailleurs de pierres. Ce sont d’autres changements techniques qui empêcheront cette danse entre l’art et la géométrie de se prolonger aux 19ème et 20ème siècle : des matériaux nouveaux le fer, la fonte, l’acier, le béton armé, façonnables à volonté. Et du côté de la peinture la photographie est venue récuser la valeur de la vérité en peinture, les courants académiques narratifs sont relégués au rang de style pompier, la photo, technique nouvelle, venant, par réaménagement des utilités, permettre l’émergence de l’impressionnisme.

  1. Sculpture : le réalisme grec comme paroxysme.

Le voyageur dans le musée imaginaire de Malraux, ou dans les ruines archéologiques véritables des divers continents, ne peut manquer d’être frappé par une loi absolument générale à travers l’espace et les siècles qui ne connaît qu’une seule exception.
Que l’on prenne des civilisations anciennes, les Hittites, les Sumériens, les Égyptiens ou plus récentes les Incas, les Mayas, les Aztèques, toutes nous montrent une cohérence harmonieuse des représentations selon un style typique simplement pourvu de quelques variantes. Il est évident que le souci n’était pas la ressemblance, la quête d’une vérité substituable au réel. Le but était clairement autre. Les artistes et leurs ordonnateurs voulaient marquer leur appartenance à l’aventure politique dans laquelle ils baignaient. Bien sûr que dans toutes ces civilisations tout le monde savait qu’on pouvait faire autrement mais l’art consistait à imaginer la vie à partir de ce qui était l’expression d’un « nous » auquel on appartenait, le modifiant éventuellement mais sans le trahir.
C’est particulièrement flagrant dans les restes de la cité achéménide de Persépolis. Cette ville impériale splendide, conçue pour le prestige et les fêtes est d’une beauté hors du commun. Elle est visiblement le fruit d’une recherche de perfection comme le révèlent les versions presque à l’identique de plusieurs bas-reliefs. On est en présence d’une musique bien orchestrée. Sans doute cette unité est un hommage au Roi des rois et la glorification de son pouvoir sur les Satrapies de son empire. Mais cela n’est pas déterminant de ce qui est finalement dessiné. Nous sommes en présence d’une élaboration savante dont on n’a que le résultat : un travail des tracés et des formes exceptionnel, de l’art-déco pourrait-on croire !
Mais c’est général. Partout on a sculpté en respectant un type de beauté a priori, collective, seule façon de mériter l’admiration de la communauté, et laissant néanmoins toujours une latitude pour la créativité et l’expressivité.
Tout le temps sauf en Grèce au 5ème siècle avant J.-C. où est apparue cette forme d’art atypique qu’est le réalisme.
Il y a une étrangeté de la civilisation grecque qui tient à de nombreux facteurs mais dont un trait tout à fait original est l’irrespect accordé aux Dieux. Ils font des caprices, sont jaloux, coléreux, rusés, toutes qualités qui n’ont rien de mystique ni de sacré. Les caryatides de l’Érechteion sont ordinaires, et de même pour les Nikè du temple d’Athéna victorieuse, elles ne sont divines que par leurs ailes. Ce sont en vérité des femmes à peine divinisées.
Aucun autre peuple dans aucune civilisation n’a représenté les dieux avec un tel souci de la fidélité au genre humain !
D’ailleurs cette conjonction du beau et du réalisme – normalement antinomiques – n’est pas limitée à la représentation des dieux. Dans la frise du Parthénon, dans celle du Mausolée d’Halicarnasse des personnages historiques ou légendaires prennent aussi des attitudes dignes de représentations théâtrales.

Par le caractère exceptionnel et unique de cette préoccupation de vérité, on a l’impression que les Grecs se sont laissés prendre à une compétition de talents organisée par les sculpteurs les plus habiles. Comme si c’était Phidias, Praxitèle, Scopas et quelques autres qui menaient le jeu et obligeaient les philosophes et les sycophantes de l’agora à reconnaître leur art comme approchant de plus en plus de la perfection divine.
D’ailleurs c’est

Venus d’Arles

une question de savoir si le peuple y retrouvait son compte, car la religion s’est ensuite largement tournée vers le culte d’Apis et la pratique des mystères.
On a abondamment argumenté que le réalisme grec de l’époque classique serait en fait un idéalisme, que la Victoire de Samothrace, les Nikè de l’Acropole d’Athènes seraient des purifications idéalisées, loin de la réalité réelle et n’auraient pas été faites dans un but de ressemblance. Je ne crois guère à cet argument qui m’apparaît en tout état de cause secondaire par rapport à la force de l’audace qui consiste à quitter le symbolique.
Il est significatif à cet égard qu’après la conquête d’Alexandre, après que les Grecs ont vu les argiles émaillées de Suze et la splendeur de Persépolis, l’art grec s’est hybridé pour se rapprocher du ressenti des peuples autochtones. Après la phase paroxystique d’un réalisme indépassable on a trouvé une voie de compromis qui du coup abandonne la course à la fidélité véridique du réel.

  1. L’architecture moderne comme dépouillement extrême.

Lorsque Le Corbusier publie Vers une architecture[5] et plaide pour des « formes simples sous la lumière », on est en 1923. L’art nouveau et le modern style ont introduit de nouvelles manières dans les aménagements intérieurs mais s’essoufflent et frôlent le « décoratif ». Le Corbusier prône une architecture sans décor, il admire les silos cylindriques, il fait l’éloge de la simplicité. C’est la naissance du courant moderniste en tant qu’effacement de toute règle issue de l’histoire des siècles passés. Bruno Zevi explicitera ce nihilisme de l’architecture moderne en recommandant d’ôter même toute symétrie grâce à l’usage du hasard pour disposer les ouvertures.
On est donc, là aussi, à un paroxysme, un indépassable qui perdure largement aujourd’hui, une idée abstraite, qui copie le progrès des connaissances scientifiques et le transpose en architecture. Cela ouvrira d’ailleurs tout un faisceau de méthodes de conception par optimisation informatique.[6]

  1. Que se passe-t-il après les absolus paroxystiques ?

On se rend compte qu’on a beaucoup perdu. On a accordé à l’artiste concepteur une place supérieure, sanctuarisée, universelle dans l’espace et dans le temps, mais qui va se trouver à la merci des besoins ordinaires, du pouvoir armé (empire romain) et du pouvoir économique (capitalisme).
Même l’Union soviétique s’écarte de l’architecture moderne, trop difficile à harmoniser avec le fonctionnement administratifs des soviets.
En Occident certains architectes tentent de pallier l’absence de sens en accueillant tous les motifs du passé. Dans son remarquable essai, maintenant célèbre, Complexity and Contradiction in Architecture,[7]  sous forme de Gentle Manifesto Robert Venturi écrit
I am for the richness of meaning rather than clarity of meaning; for the implicit function as well as the explicit function […] A valid architecture evokes many lev
els of meaning and combination of focus, its space and elements become readable and workable in several ways at once.

Palladio, La malcontenta

Doit-on considérer Robert Venturi et Charles Jenks[8] comme des « hommes de la Renaissance » menant le projet de réhabiliter les éléments signifiants des époques précédentes, et de les disposer en inventant de nouveaux signifiés, comme Andrea Palladio et Sebastiano Serlio inventèrent la serlienne et réhabilitèrent la fenêtre thermale ?

motif de la serlienne

Pour un tel programme il aurait fallu enjamber l’époque moderne, c’est-à-dire les formes simples de Le Corbusier qui évacuent tous les styles. Le courant de l’architecture moderne, en rejetant les signifiants du passé comme « de la décoration », prend le risque de ne plus rien signifier du tout et de tomber dans l’uniformité. Il y a dans le modernisme[9] un « rejet de l’inutile » qui, à la longue, fait trop la part belle à l’utile et évacue le créatif de l’architecture. En l’occurrence Venturi et Jencks ne sont pas parvenus à banaliser le modernisme en une esthétique comme une autre tant celui-ci se présente comme un absolu.
Une échappatoire à cette problématique en impasse est venue curieusement des mathématiques avec le géométrique de Louis Kahn et le modulor de Le Corbusier.[10] En prolongeant la philosophie de Leon Battista Alberti (1404-1472) l’algèbre et la géométrie sont capables d’être rigoureuses et néanmoins inventives,[11] ce que le philosophe Emmanuel Kant avait déjà remarqué. Il faudrait citer également l’architecte japonais Tadao Ando et le san gaku.

  1. La fabrication de valeur comme méta-règle du capitalisme

Une aptitude structurante du capitalisme est de savoir tirer parti du fortuit. J’ai développé cette caractéristique dans une conférence à l’université de Montpellier par le concept d’opportunisme tiré de certaines observations de la biologie, transposé aux applications économiques et militaires de la science et à la liberté sans responsabilité de l’actionnaire.
Si on limite l’analyse à la création artistique d’objets qui peuvent s’acheter et se vendre avec des cotations, c’est-à-dire aux arts plastiques, la valorisation ne peut grandir que si elle s’amorce sur des œuvres facilement repérables et hors des talents d’ores et déjà reconnus. C’est ainsi qu’on misera préférentiellement au départ sur des œuvres laides (Bernard Buffet, Fernando Botero, etc.) en ce sens qu’elles sortent du déjà vu qui fonde le goût du public.
Quant à l’architecture le courant du modernisme l’a fortement mutilée. En pratique le talent du concepteur ne trouve place que dans la réalisation de projets publics ou privés importants ce qui impose aux architectes de longues carrières à faire des petites maisons de catalogue pour survivre.

  1. Conclusion

Tirer de réflexions sur l’art des enseignements quant aux tenants et aboutissants du progrès scientifique et technique s’avère bien hasardeux. On peut néanmoins observer que les deux absolus que nous avons pointés n’accordent pas assez d’importance au lien de l’artiste avec son cadre social, ils sont destructeurs, annihilateurs des compréhensions existantes.
Pour les Grecs, les trois siècles où le réalisme a été à son apogée, coïncident avec l’épanouissement de la démocratie. Ceci a été souvent noté. Il y a là certainement une articulation forte entre une certaine démocratie, une certaine religion, et une certaine pratique sociale.
Pour l’architecture, la période moderne court toujours et s’est imprégnée de paramètres économiques.
Finalement, et ceci est plus qu’une boutade, je dirais que si on appelle religion une croyance collectivement vécue, généreuse ou intéressée, altruiste ou égoïste, pacifique ou guerrière, qui remplace l’absurdité de la vie, sans en apporter de preuve, alors le progrès technoscientifique est une religion et sans doute la moins généreuse, la moins altruiste et la moins pacifique. On retombe sur le point de vue de Grothendieck.

[1] E. Panofsky La perspective comme « forme symbolique »  Vorträge der Bibliothek Warburg 1924-25, Leipzig 1927, Éditions de Minuit 2024.

[2] H. Woelfflin, Sitzungsberichte der Kgl. Preuss. Akademie der Wissenschaften XXXI. 1912.

[3] E. Cassirer Philosophie der symbolischen formen 1925, tr. fr. Minuit 1972. Cf. Jean Lassègue, Atlas des sciences de la culture, Notice « Forme symbolique », à paraître.

[4] Voir Joël Sakarovitch Epures d’architectures, de la coupe des pierres à la géométrie descriptive, Birkhaüser 1998; et N. Bouleau, « Desargues et le ‘trait à preuves’  » HAL 05011081v2 (2025).

[5] G. Crès et Cie 1923.

[6] Dans l’esprit de La synthèse de la forme de Christopher Alexander, Dunod 1971.

[7] Museum of Modern Art 1966.

[8] Cf. Ch. Jencks Le langage de l’architecture post-moderne Denoël 1984.

[9] Cf. Bruno Zevi Il linguaggio moderno dell’architectura: a la ricerca di un codice anticlassico, Turin 1973.

[10] Cf. Louis Kahn Silence et lumière Le linteau 1996; et Le Corbusier « Le Modulor : essai sur une mesure harmonique à l’échelle humaine, applicable universellement à l’architecture et à la mécanique » Architecture d’Aujourd’hui 1951.

[11] Cf. N. Bouleau « Le processus créatif entre hasard et signification en mathématiques et en architecture » AMC Le Moniteur 2012, n°211, pp82-86, halshs-00782047.

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