Dépasser la science nomologique : l’interprétation dans la construction de connaissance
[conférence aux psychanalystes de l’hôpital Ste Anne dans le cadre du séminaire « clinique du réel » juin 2015]
Votre invitation suscita pour moi une interrogation. Peut-être est-ce le mathématicien qui intéresse les psychanalystes. Le voient-ils comme un surdoué pour la déduction ? Perçoivent-ils son côté artiste ? Ou bien le professeur d’histoire des sciences, ou est-ce finalement l’homme ordinaire qui porte ces habits sociaux qu’ils vont mettre sur la sellette ? Ils sont spécialistes de la parole et de l’amour, ils connaissent tant les profondeurs et la variété des personnalités qu’ils vont me classer avec des jauges que j’ignore… j’appréhende… Inquiétude, surinterprétation, connaissance, voilà peut-être justement le lieu d’un échange possible. Et cette surprise s’est alors changée en espoir. L’espoir de partager des idées que j’ai du mal à faire accepter parmi mes collègues scientifiques. Tout ce qui a trait à l’interprétation fait l’objet en général d’un mépris hargneux. Cela s’explique historiquement et aussi économiquement. Encore aujourd’hui les scientifiques sont à 90% positivistes et voient dans l’interprétation quelque chose de religieux qu’il faut écarter. Je suis sûr que dans ce séminaire ce sera différent si nous discutons de cet endroit privilégié où l’interprétation comme talent personnel peut être le germe d’une lecture collective de la réalité.
Pour rester d’abord dans ce terrain commun je commencerai par quelques remarques sur Freud et la science, puis je passerai aux idées de Lacan sur lesquelles s’appuient mes thèses personnelles
Tristan Foulliaron m’a signalé le texte de Freud sur les constructions dans l’analyse comme ayant un rapport avec le thème de ce séminaire.
Ce texte est assez typique de la position de Freud. La première précaution, bien entendu, est de bien voir ce qu’était la science à l’époque de Freud : c’est le règne absolu du positivisme. C’est Claude Bernard avec ses causes efficientes, c’est Marcellin Berthelot, c’est Ernst Mach, c’est le début du néopositivisme avec le cercle de Vienne, Ce sont les manuels scolaires de la Troisième République qui chassent les superstitions et partagent les espèces en utiles et nuisibles etc.
On est avant les troubles des fondements de la mécanique quantique avec l’indéterminisme, et autres paradigmes surprenants, on est en plein dans la querelle du vivant qui dura environ un siècle qui opposait les empiristes-matérialistes et les esprits religieux comme Bergson sur la question de savoir si les êtres vivants suivaient les mêmes lois que la physique ou non, un siècle qui s’acheva vers 1970 avec les travaux de Prigogine et d’autres sur les systèmes ouverts.
Donc à l’époque d’un positivisme sans mélange (pensons à l’ouvrage de Renan L’avenir de la science 1890 point culminant du scientisme), Freud est dans la nécessité absolue de « faire de la science » pour se faire entendre. Il s’exprime par des raisonnements (par exemple lorsqu’il étudie le caractère « contagieux » de l’hystérie, ou explique le mécanisme parental du surmoi, etc.) il fait des diagrammes comme les topiques, etc.
Mais il est intéressant de souligner qu’il ne suit pas vraiment les règles de la littérature scientifique de l’époque avec les données d’expérience (des statistiques comme Durkheim) puis discussion, conclusion et bibliographie. Son style est plutôt celui d’une période scientifique plus ancienne, celui de Buffon, celui de Goethe avec son traité sur les couleurs, ceux de Condorcet et d’Arago, voire même celui de Descartes. Il apparaît que son discours était assez en accord avec son projet : révéler par le langage un stade antérieur de développement. Il me semble qu’il est attiré comme auteur par une reprise plus en amont des démarches, à une époque où la science était moins austère et plus agréable à faire…
Le texte Constructions dans l’analyse, me suggère une première remarque. Freud insiste sur la nature interprétative du travail de l’analyste, en préférant néanmoins le terme de construction. Je suis frappé par le fait qu’il est très attaché à une vérité unique. Il pense l’analyse comme une découverte par approximations successives, Il y a un passage où il laisse entendre que c’est parce que la construction est la vérité qu’elle soigne, la vérité pour le patient, mais aussi la vérité en général. Il ne pense pas que le délire puisse être de la même étoffe que la connaissance scientifique, quoique, vers la fin, un passage évoque presque un point de vue lacanien.
Une seconde remarque est que par souci scientifique, il scotomise complètement son propre talent interprétatif. C’est assez frappant dans un autre texte, celui sur le souvenir d’enfance de Léonard de Vinci. Ce long article se termine par un commentaire d’une phrase de Léonard « la natura è piena d’infinite ragioni che non furono mai in isperienza » « la nature est pleine d’innombrables causes qui ne sont jamais passées dans l’expérience » que Freud trouve obscure et à la quelle il donne un sens abstrait philosophique… alors que pour qui connaît l’immensité des inventions de Léonard elle veut simplement dire qu’il y a encore bien des mécanismes à inventer et à rendre utilisables.
Freud dans ce long article minimise le talent créatif de Léonard, le présentant comme un être incapable de s’engager dans l’action responsable, qui en reste à des mirages fantasmatiques, sorte d’artifices de substitution. Les vis sans fin, hélicoptères, cerfs volants, presses, balances, machines à vitesse variable, engrenages à régulation, turbines, les études du vol des oiseaux, calculs de miroirs concaves et dispositifs pour les polir, dessins de caustiques, de voûtes, de charpentes, idées de machines hydrauliques, d’excavatrices, etc. etc. ces inventions — faites plus d’un siècle avant Galilée — ne sont pas des réalisations (elles n’ont pas subis le stade du développement dirions aujourd’hui) elles sont précisément des causes qui ne sont pas encore passées dans l’expérience.
Freud par son souci de faire œuvre scientifique ne perçoit pas le parallèle entre Léonard et Sigmund, il ne veut pas le voir. De sorte que l’idée que Léonard fait œuvre scientifique, qu’il est un vrai chercheur, et que la science se fait ainsi, lui est étrangère.
Dans ce registre Lacan apporte un point de vue bien différent. L’étude de la paranoïa, le conduit à donner droit de cité aux capacités interprétatives dans la fabrication du savoir.
. Je vais y venir mais auparavant je voudrais faire une observation simple mais importante psychologiquement et historiquement en matière d’interprétation. Notre faculté de reconnaître, de « comprendre », est marquée d’une irréversibilité que nous ne pouvons maîtriser. C’est très concret. Je vous montre ce réseau de lignes au hasard. A priori c’est au hasard, et je pourrais vous laisser longtemps dans cette impression que cela n’est que fortuit. Mais je vais vous faire voir dans un instant que ce n’est pas le cas, qu’il y a du sens là dedans. Et ce qui m’intéresse c’est que lorsque vous l’aurez compris, ça ne s’effacera pas, vous ne pourrez pas revenir en arrière dans l’état de connaissance dans le quel vous êtes actuellement. Voici, il y a le mot « FETE » parmi ces lignes, est-ce que tout le monde a vu ? C’est général, une fois qu’une interprétation est apparue, on ne l’efface pas volontairement. Cela me frappait dans ma jeunesse à propos des marxistes, ils avaient compris que le discours des gens reflétait leur classe sociale, ils ne pouvaient plus se défaire de cette lecture. Aujourd’hui ce serait plutôt ceux qui ont compris que le libéralisme économique est entravé par les conventions sociales, ils ne pensent plus qu’au profit qu’il y aurait à les effacer. C’est vrai aussi dans l’histoire des sciences. On a l’impression que l’interprétation nouvelle est un progrès, que les interprétations poussent comme les branches d’un arbre… et cette situation divergente est une gêne pour les tenants d’une science moniste, cela les détourne de tout ce qui est interprétatif. Au point que Marcellin Berthelot a pu écrire « La science positive ne poursuit ni les causes premières ni la fin des choses […] toutes les assises, de la base au sommet, reposent sur l’observation et sur l’expérience. C’est un des principes de la science positive qu’aucune réalité ne peut être établie par le raisonnement. Le monde ne saurait être deviné. » A mes yeux la plus grosse bêtise jamais écrite sur la science.
Au sujet de Lacan sur la science, je vais vite parce que vous connaissez. Pour Lacan le savoir ça s’invente. A mon avis il est un des auteurs les plus incisifs contre le positivisme : le savoir est fait d’interprétation, de la même étoffe que la paranoïa, simplement le paranoïaque sur-interprète parce qu’il mésestime les capacités du groupe à partager ses vues. Pour Lacan la science est une paranoïa réussie.
Quant au grand voile de l’ignorance que la science soulève selon les positivistes, il écrit « Le sujet supposé savoir, c’est Dieu, […] Ce bon vieux Dieu est peut-être difficile à pénétrer dans ce qu’il soutient de l’ordre du monde, mais il n’est pas menteur, il est loyal, il ne change pas en cours de partie les données du jeu. Les règles du jeu existent déjà quelque part, elles sont instituées du seul fait que le savoir existe déjà en Dieu. C’est lui qui préside à ce déchiffrement qui s’appelle savoir ».(Séminaire, 30 avril 1969)
On voit que l’on est aux antipodes de la pensée d’Auguste Comte, finalement religieux comme vous savez. Pour Lacan il faut absolument éliminer le-sujet-supposé-savoir-avant-que-nous-sachions. Il y a dans l’action de connaître un engagement personnel qui met en jeu le sujet connaissant à la fois dans ses désirs, dans sa responsabilité et dans ses dons et capacités. Alors que le discours universitaire tend à faire croire que la connaissance est une découverte, par le jeu du symbolique (les langages) et de l’imaginaire (les possibles), nous construisons le réel par nos interprétations.
J’ai rencontré ceci par mon expérience personnelle dans mon travail mathématique. Cela m’a convaincu de la continuité qu’il y a entre l’inquiétude créatrice et la paranoïa. C’était lors du travail sur une conjecture. Ça m’a donné des douleurs au ventre, un grossissement de l’enjeu, ça allait faire trembler toutes les mathématiques… j’ai travaillé jour et nuit … je l’ai raconté dans un livre La règle, le compas et le divan (Seuil 1999) . Aujourd’hui 30 ans après, la conjecture tient toujours, ni démontrée ni réfutée.
Je voudrais aborder maintenant l’interprétation dans la production de connaissance. Il n’y a pas que le psychanalyste qui interprète, c’est une faculté essentielle dans l’activité scientifique, je vais prendre plusieurs exemples.
a- Un premier cas très parlant m’est apparu en visitant la grotte de « Pair Non Pair » près de Bordeaux. Il n’est pas absurde que la façon de penser des hommes préhistoriques puisse éclairer ce que connaître veut dire pour nous aujourd’hui. Cette grotte date de l’Aurignacien, c’est l’époque des graveurs, 15000 à 20000 ans avant les grands artistes peintres de Lascaux. Elle présente de très nombreux tracés superposés, faits au silex dans le calcaire des parois, difficiles à reconnaître du premier coup d’œil.
Cet art pariétal présente une particularité qui ne peut échapper au visiteur : les artistes se servaient de spécificités de la paroi pour « aider » leur dessin. Le graveur a tiré parti d’incrustation de fossiles, de reliefs ou de fissures pour son œuvre, pour faire un œil, un arrondi de tête, une échine, etc. Ceci a été relevé par de nombreux spécialistes et se retrouve dans toutes les grottes de la même période.
Alors faut-il penser que l’artiste avait l’idée de son œuvre en tête et qu’il a cherché le meilleur endroit pour la réaliser ? Non, ce n’est pas l’opinion des archéologues, notre habitude des procédés d’optimisation nous induit en erreur, il apparaît que le processus est au contraire une lecture a priori de la tête d’un animal ou d’une autre partie de son corps sur la paroi et à partir de cette « vision » l’œuvre a été complétée. Le talent qui pousse l’homme à l’expression est un don interprétatif.
Une fois l’interprétation apparue, elle s’impose et l’artiste est possédé par cette vision qui guidera son trait. Je crois que ce don interprétatif est un ressort fondamental de la fabrication de connaissance. Sans doute l’artiste pense-t-il que c’est la paroi qui parle, qu’il ne fait que comprendre ce qui est déjà là, comme le chercheur aujourd’hui pense que c’est la réalité qu’il découvre en omettant tout l’attirail inconscient de son talent interprétatif. Les paléontologues considèrent que « la roche elle-même est à ce moment-là ressentie comme matière animée, dotée d’intention« .
Les anthropologues ont recueilli des situations similaires en d’autres civilisations. Le talent de reconnaître est aussi d’une importance vitale pour le chasseur, reconnaître un bruit, une odeur, un mouvement. Pourtant, dans la fresque de l’évolution humaine qu’il brosse dans Le hasard et la nécessité, Jacques Monod n’évoque pas cette faculté qui va à l’encontre de sa philosophie. Il mentionne uniquement l’avantage d’un langage naissant pour communiquer. Monod est le principal introducteur de la pensée de Karl Popper en France, il y a incompatibilité de l’interprétation avec une certaine épistémologie nous y reviendrons si vous le souhaitez.
b – Françoise Dolto a analysé dans l’évangile le récit de la résurrection de Lazare, personnellement c’est la scène des pèlerins d’Emmaüs qui me paraît révélatrice, les deux disciples reconnaissent le Christ dans un passant qui n’est même pas au courant de la mort de Jésus. Aussi bien le mot résurrection prend un sens nouveau qui vivifie tout le christianisme…
c – Cicéron. L’ouvrage De divinatione est très intéressant car Cicéron ne croit pas à la divination. Après de longues discussions, son argument clé est interprétatif : si nous voyons des visages et des animaux dans les nuages c’est qu’ils peuvent ne pas être l’intention d’un dieu, c’est nous qui les voyons.
d – Galilée. C’est à mes yeux l’exemple décisif en ce qui concerne la science moderne.
Je dis qu’un positiviste, à l’époque de Galilée aurait donné raison à l’inquisition.
On reprochait à Galilée de ne pas accepter que sa conception fût une vue, une hypothèse, parmi d’autres, qu’elle puisse co-exister avec le géocentrisme.
En plus des références bibliques, les arguments contre l’héliocentrisme étaient nombreux à l’époque, notamment l’absence de parallaxe détectable entre deux observations des fixes séparées de six mois.
Il convient de se replacer avant l’avènement de la dynamique newtonienne, donc à une époque où l’on ne disposait que d’une cinématique du mouvement des astres purement descriptive. Le système de Copernic était composé de cercles autour du soleil.
Galilée savait parfaitement que la description du mouvement dépendait du repère, et en 1632 date de la condamnation de Galilée, les observations les plus précises étaient celles de Tycho Brahé dont celui-ci rendait parfaitement compte par le système géocentrique de Ptolémée fondé sur les cycles et les épicycles, représentation très astucieuse et indéfiniment perfectible, les cycles et les épicycles étant le début d’une série de Fourier.
D’un point de vue positiviste on n’a besoin que de la description du mouvement, les astres sont observés depuis la Terre.
Or Galilée résiste, maintient aussi longtemps qu’il peut son point de vue copernicien exposé dans ses Dialogues des grands systèmes, malgré l’éventualité d’une issue semblable à celle de Giordano Bruno brûlé à Rome pour des raisons similaires trente ans auparavant. Qu’est ce qui lui donne cette assurance ? Qu’est ce qui fait que nous le voyons aujourd’hui comme un penseur indépendant des coutumes et conventions, comme un précurseur, c’est la signification qu’il attribue au système de Jupiter et de ses satellites, observables à la lunette, une interprétation pour laquelle il est capable de se battre et de risquer sa vie parce qu’il lui attache une valeur scientifique majeure.
La position du cardinal Bellarmin est que l’église a le monopole des croyances et que la science doit rester un moyen de description des faits, c’est à dire de l’œuvre de dieu, au fond il ne laisse à la science que le positivisme.
e – Le cas de Martin Luther est plus herméneutique pourrait-on dire. Dans la vie de Luther, il y a un avant et un après. Il est tourmenté par le problème de savoir si on est sauvé par son œuvre. Il a des troubles nerveux et des angoisses, il n’est pas sûr d’être capable de faire une œuvre sainte comme St François d’Assise. Jusqu’à ce que : une relecture de l’épitre aux Romains de St Paul lui fournisse la clé d’une interprétation différente de tout l’évangile.
La phrase de Paul c’est « Car je n’ai point honte de l’Evangile; c’est une force divine pour le salut de tout homme qui croit, premièrement du Juif, puis du Grec. En effet, en lui est révélée une justice de Dieu qui vient de la foi et est destinée à la foi, selon qu’il est écrit: Le juste vivra par la foi. » Après la découverte de cette nouvelle interprétation il garde toujours une grande assurance malgré ses ennuis divers et variés. Il est également remarquable que le philosophe pragmatiste William James a eu lui aussi une crise morale grave allant jusqu’à la dépression qui a duré plus d’un an dont il est sorti — d’après ses dires — grâce à la lecture de Luther.
g – Saussure. Cet exemple nous intéresse particulièrement car Ferdinand de Saussure est un contemporain de Freud. Vous connaissez sûrement l’histoire des anagrammes.
C’est un exemple de scientifique écartelé entre son talent interprétatif et la pratique scientifique positiviste de son époque. Comment l’exclusion de l’interprétation hors de la science peut être inhibiteur.
Ferdinand de Saussure était un savant d’une immense érudition dans les langues indo-européennes. Son célèbre cours de linguistique générale (CLG) où il introduit les concepts de « la langue », le signe, signifiant, signifié, linéarité, etc. fut considéré 50 ans plus tard comme la préfiguration du structuralisme. Or Saussure fit un énorme travail qui resta inconnu longtemps après sa mort, il découvrit des « mots cachés » dans la poésie latine qui évoquaient par des syllabes piochées dans un vers ou deux successifs des noms de Dieux ou de personnages liés au thème du poème. C’est ce qu’il appela les anagrammes. Il en couvrit plus de 140 cahiers conservés à la bibliothèque de Genève. Le point qui nous intéresse est qu’il n’osa pas faire entrer ces travaux dans la science. Il prépara un livre dont il reste des chapitres entiers, mais jamais ne le publia. Or 50 ans plus tard le linguiste Roman Jakobson considérait qu’il aurait dû publier tout cela. J’ai donné dans mon livre Risk and Meaning au moins quatre raisons que cela méritait d’être publié.
En fait ces travaux allaient à l’encontre de la démarche systématique du CLG avec ses principes de différences et de substitutions in praesentia et in absentia. Avec les mots sous les mots le sens d’un terme dépend du contexte et irradie sur le contexte, il y a de la globalité sémantique… Saussure a eu peur de passer pour un fou, ce qu’il n’était pas du tout.
Mais qu’est-ce c’est qu’une interprétation ? Ce n’est pas une croyance, on peut vivre avec plusieurs interprétations,… c’est disons une façon de comprendre.
Je prends un exemple en mathématiques. La théorie du potentiel. C’est la généralisation des équations de la gravitation newtonienne (champ en 1/r2 potentiel en 1/r). Ça concerne l’étude de l’opérateur laplacien, les fonctions harmoniques et sur-harmoniques, le problème de Dirichlet qui est de trouver une fonction harmonique dans un domaine en connaissant sa valeur à la frontière etc. Et des généralisations de ces situations. Il y a des outils et des méthodes spécifiques, la méthode du balayage de Poincaré, la théorie des capacités de Choquet, etc.
On dispose de plusieurs interprétations
– la première est bien sûr la gravitation newtonienne, dans cette interprétation les masses sont positives
– la deuxième est l’électrostatique qui fait apparaître des êtres nouveaux (dipôles, potentiel de double couche etc.)
– la troisième est celle de la chaleur, initiée par Joseph Fourier
– une quatrième vient de la mécanique des fluides pour le potentiel des vitesses
– et puis au 20ème siècle une cinquième interprétation a été trouvée : toutes les équations peuvent être interprétées en terme du processus aléatoire du mouvement brownien, c’est l’interprétation probabiliste.
Ces interprétations font vivre aussi les généralisations de la théorie du potentiel à d’autres opérateurs que le laplacien. Cinq interprétations… Mais bien fort est celui qui en trouve une sixième !
Le rôle de l’interprétation est admis maintenant en épistémologie après les travaux de Thomas Kuhn sur les paradigmes. Mais encore uniquement comme un appoint en cas de crise, je vais vous dire pourquoi à mon avis elle est appelée à jouer un rôle majeur maintenant.
Mais d’abord il faut voir pourquoi l’interprétation a été occultée, scotomisée, par le positivisme.
Finalement en quoi consiste le positivisme ? C’est d’abord un monisme : la science soulève le grand voile de l’ignorance et révèle la vérité. C’est aussi que la connaissance n’est faite que de lois, pour Auguste Comte et pour Claude Bernard on n’a pas besoin de métaphysique, inutile de chercher les fins ou les cause ultimes, il faut se cantonner à trouver les lois effectives, c’est-à-dire les relations invariables de succession et de similitude c’est tout…
La notion même de loi fait que cette conception est très masculine. Je n’ai pas le temps d’entrer ici dans cette discussion fort intéressante. Lacan a écrit là-dessus à sa manière, il relie cela, bien sûr, à la castration. Je suis d’accord, mais c’est déjà très évident historiquement :
L’ère moderne débute par une phase où la science est associée à l’idée de conquête. Ça commence avec Francis Bacon (1561-1626), figure éponyme par ses écrits en forme de programme, qui eut une grande influence sur les encyclopédistes. L’homme, grâce à Dieu, peut conquérir, dominer et transformer la nature.
Puis vient une période où, par la médecine et la technique, la nature n’est plus tellement à craindre et où la science devient la base d’un ordre social parce qu’elle est le moteur de l’économie.
Ces deux états de la connaissance ne se succèdent pas. Le second apparaît avec la révolution industrielle, mais le premier ne disparaît pas pour autant, bien au contraire. La nature est une ressource qui nourrit l’innovation technique et la philosophie de Bacon justifie qu’on s’en serve sans état d’âme.
Mais cette seconde période, donc 18ème et 19ème siècles, est une lutte de territoire avec la religion.
On a oublié l’interprétatif dans la science parce que la science s’est développée en Occident contre la pensée religieuse.
David Hume au 18ème siècle (Enquête sur l’entendement humain 1748) montre qu’il n’est jamais rationnel de croire aux miracles et il veut « réduire au silence la bigoterie ». On trouverait une attitude similaire chez Voltaire ou chez d’Holbach.
En 1833 dans le Plan des travaux scientifiques nécessaire pour réorganiser la société Auguste Comte écrivait à propos de la politique qu’il voyait comme une science appliquée au social «il est clair que l’imagination ne doit jouer qu’un rôle absolument subalterne, toujours aux ordres de l’observation, comme dans les autres sciences».
Il revient probablement à Marcellin Berthelot d’avoir énoncé la plus grosse bêtise jamais dite sur la connaissance, je cite « La science positive ne poursuit ni les causes premières ni la fin des choses […] toutes les assises, de la base au sommet, reposent sur l’observation et sur l’expérience. C’est un des principes de la science positive qu’aucune réalité ne peut être établie par le raisonnement. Le monde ne saurait être deviné »
Bien sûr que si ! Le monde peut-être deviné, c’est même l’un des moteurs principaux de la connaissance.
– La planète Neptune a été devinée par Le Verrier,
– Mendeleïev a deviné des éléments nouveaux grâce à sa classification
– les « laryngales » ont été devinées par Saussure avant d’être reconnues en Hittite
– le positron a été deviné par Dirac avant d’être observé par Anderson,
– l’interférence d’électrons et leur diffraction furent devinées par de Broglie
– Le grand théorème de Fermat a été énoncé quatre siècles avant sa démonstration complète.
Mais on déteste l’interprétation parce que pour les uns ça ressemble au religieux et pour d’autres comme Popper ça ressemble à Platon et à Hegel, aux abstractions dangereuses qui permettent le marxisme et la psychanalyse. C’est ce qu’on appelle « la malédiction de Popper » dans sa lutte contre la fabrication d’idéologies et sa dénonciation de l’usage de termes englobants (monopoles, capitalistes, impérialismes) ensuite pris comme sujet de verbes, pouvant aller jusqu’à des théories du complot.
Evidemment la vision de Thomas Kuhn avec ses paradigmes est bien différente ainsi que celle de Feyerabend, et des épistémologues plus récents Ravetz et Funtowicz par exemple, je développerai si ça vous intéresse…
Je vais conclure en vous disant pourquoi je pense qu’il faut réintroduire l’interprétation dans la science. Je crois qu’une troisième période s’ouvre à cause de l’émergence d’inquiétudes nouvelles. Les thuriféraires du progrès ont beau se moquer de ces craintes, elles montent dans les consciences et modifient les attitudes vis-à-vis de la science, notamment à cause des risques que la science et la technique font encourir. Cf. les auteurs tels que Heidegger, Ellul, Karl Jaspers, Hans Jonas, Ulrich Beck, André Gorz, Dennis Meadows, Dennis Gabor, etc.
Cette troisième période est caractérisée par une nouvelle mission confiée à la connaissance : la compréhension des éventuels.
Dieu est mort. C’est ce que disait Nietzsche, c’est aussi ce que disait Freud et bien d’autres… Mais aujourd’hui on constate que Dieu est partout, il n’est pas mort du tout, comme dit Lacan « Dieu intervient tout le temps ».
Et ceci est renforcé par le capitalisme qui déchire la société, la religion refait le lien social. Au 19ème siècle les penseurs des grands récits sociaux, les Charles Fourier, les Godin — celui du familistère —, les Leroux, les Saint-simoniens se demandaient ce qui allait advenir du lien social si la science chassait la religion. En fait dieu n’est pas mort bien au contraire, simplement les religions sont allées un peu plus vers l’éthique et un peu moins vers les dogmes.
En revanche ce sont les diables qui sont morts… Quand est-ce qu’ils sont morts ? C’est la réussite du programme baconien qui les a tués. A partir du 17ème siècle en Europe le diable et ses serviteurs déclinent, bientôt ils ne serviront qu’à éduquer les enfants puis disparaîtront complètement dans la stupide superstition,… jusqu’à ce que notre société matérialiste et positiviste les tienne pour si inoffensifs qu’elle les réintroduise par la magie dans les histoires pour enfants et pour ados.
Nous avons le droit d’avoir peur, c’est la vertu des démons : l’animisme avait un rôle opérationnel. L’idée de formuler des êtres à craindre, qui a été la source de toutes les religions animistes, n’est pas si sotte que le positivisme a voulu faire croire.
Lors des 11 épisodes cévenoles de 2014… l’expert météo n’a jamais évoqué le changement climatique, même interrogé à ce sujet, il se dérobait. En démocratie libérale il n’y a pas d’inquiétude collective légitime, les craintes sont privées, il est interdit de faire parler la science autrement que pour encourager les gens à poursuivre les affaires.
Ce que je préconise, que la science travaille les menaces et les craintes, c’est ardu, il y a beaucoup à dire, mais je vais m’arrêter ici pour que nous puissions discuter.