La science peut se tromper, c’est arrivé au cours de l’histoire, et chaque avancée récuse évidemment tout ou partie des vues antérieures. La critique fait partie de la méthode d’élaboration des connaissances pertinentes. Ce processus est social, ce sur quoi a insisté la sociologie des sciences.
Celle-ci a voulu tenir compte de la technique qui modifie le monde que la science étudie. Elle a souligné que le monde ne parle pas sans qu’on l’interroge.
Mais il est des cas où interroger le monde suffit à le perturber radicalement. Faire des essais n’est pas anodin. C’est la biologie de synthèse qui nous met devant cette nouvelle prise de conscience : l’imprudence dans la fabrication du savoir lui-même.
Le texte suivant est la traduction française d’un article intéressant et bien documenté de Stephan Guttinger, chercheur à la London School of Economics qui pointe très clairement ce problème. La version originale anglaise est aussi disponible en ligne.
La confiance dans la science : CRISPR–Cas9 et l’interdiction de modifier de la lignée germinale humaine
par Stephan Guttinger[1]
Résumé. En 2015, des scientifiques ont demandé l’interdiction partielle de la modification du génome des cellules germinales humaines. Cet appel était une réponse au développement rapide du système CRISPR-Cas9, un outil moléculaire permettant aux chercheurs de modifier l’ADN génomique d’organismes vivants avec une grande précision et une facilité d’utilisation. Il est important de noter que l’interdiction était censée ouvrir une voie «prudente» et renforcer la confiance. L’objectif de cet article est d’étudier si l’interdiction peut tenir cette promesse. Pour ce faire, l’accent sera mis sur le précédent sur lequel l’interdiction actuelle est modelée, à savoir l’interdiction d’Asilomar sur la technologie de l’ADN recombinant. L’analyse de cette affaire montrera : a) que l’interdiction Asilomar a été couronnée de succès en raison d’une stratégie de confinement spécifique en deux étapes qu’elle a utilisée, et b) que cette approche en deux étapes est également essentielle pour faire fonctionner l’interdiction actuelle. Cependant, on montrera que la stratégie Asilomar ne peut être transférée à l’édition du génome humain et que l’interdiction actuelle ne tient donc pas ses promesses. L’article se conclut par une réflexion sur les raisons de cet échec et sur ce que l’on peut en apprendre sur la régulation des nouveaux outils moléculaires.
Les sciences de la vie au niveau moléculaire constituent un domaine de recherche qui crée constamment de nouvelles possibilités d’intervention humaine dans les systèmes biologiques. Un exemple frappant d’une telle intervention est la manipulation de l’ADN génomique, sujet qui a fait l’objet d’une attention croissante ces dernières années. Cette nouvelle technologie appelée système CRISPR – Cas9 (Jinek et al. 2012; Ledford 2015), permet de modifier l’ADN génomique de presque tous les organismes avec une efficacité, une précision et une facilité d’utilisation élevées.
Ce nouvel outil moléculaire fit florès et transforma le domaine de l’édition du génome (Pennisi 2013). Fait important, avec l’avènement de cet outil, l’édition d’embryons humains vivants devint rapidement une réalité: en février 2016, le premier projet de recherche au Royaume-Uni visant à modifier les génomes d’embryons humains à l’aide de CRISPR – Cas9 a été approuvé par la Human Fertilization and Embryology Autority (HFEA) (Callaway 2016). Et auparavant déjà, des chercheurs en Chine avaient appliqué la méthode à des embryons humains (non viables) (Liang et al. 2015).[2]
Cependant, la méthode n’est pas parfaite et son application est encore très incertaine, notamment en ce qui concerne : a) la précision, et b) les effets des modifications de l’ADN qu’elle permet aux chercheurs d’appliquer. Cette incertitude – même si elle est nettement moins importante qu’avec les méthodes plus anciennes – est problématique car la manipulation de l’ADN génomique est une intervention potentiellement puissante. Changer l’ADN d’un organisme peut non seulement avoir des effets négatifs bénéfiques mais également de lourdes conséquences sur le développement et/ou la santé de l’individu modifié (ou de l’environnement en général).
Les scientifiques sont conscients des problèmes du système et ont donc appelé à une interdiction auto-imposée de certaines utilisations de CRISPR – Cas9 jusqu’à ce que les risques impliqués aient été analysés davantage (Baltimore et al. 2015; Lanphier et al. 2015). L’interdiction, qui sera examinée plus en détail ci-dessous dans la section «CRISPR – Cas9, la lignée germinale et l’incertitude», appelle en particulier à suspendre temporairement l’édition du génome germinal chez l’homme (pour un usage clinique) et à évaluer efficacité et spécificité du système CRISPR – Cas9 (voir Baltimore et al. 2015).
Fait important, cette interdiction est plus qu’une simple mesure de précaution. Comme Jasanoff et al. (2015) et Sarewitz (2015) le soulignent, il s’agit aussi d’un exercice de renforcement de la confiance : une part de l’idée qui sous-tend les restrictions auto-imposées consiste à démontrer au grand public (y compris aux décideurs) que les scientifiques se comportent de manière satisfaisante de façon éthiquement responsable, en faisant des pauses sur leur propre travail lorsque cela est nécessaire et en rendant ainsi superflue une réglementation extérieure additionnelle. L’enjeu est ici que les scientifiques avancent de manière «prudente» (Baltimore et al. 2015), en suivant un chemin à la fois puissant et sûr.
Cette voie prudente pose cependant plusieurs problèmes. En particulier, il y a la question de savoir comment le risque est défini en premier lieu. Qui doit décider quels sont les risques pertinents et comment ils doivent être traités? Comme plusieurs auteurs l’ont souligné, la définition des risques de la recherche scientifique (et de ses produits) est souvent effectuée par les scientifiques eux-mêmes sans participation d’un groupe plus large de parties prenantes. Cela peut conduire à une définition assez étroite des risques encourus. Ce problème pourrait être résolu en utilisant une approche plus inclusive et démocratique pour définir et gérer les risques (Jasanoff et al. 2015; Sarewitz 2015).
Mais il y a aussi une deuxième question qui se pose ici, à savoir est-ce que les mesures qui ont été proposées (indépendamment de qui les a proposées) peuvent réellement réaliser ce qu’elles promettent de faire. Répondre à cette question est important car la fiabilité de la voie à suivre dépend de ces mesures et de leur succès. Même si la plupart des gens reconnaissent qu’aucun processus n’est sûr à 100%, si une stratégie ne donne pas les résultats escomptés, la prudence et la fiabilité de la voie à suivre seront mises en doute. Fait important, cela peut également alimenter et renforcer une méfiance plus générale vis-à-vis de la science, question devenue très pressante ces dernières années.
L’objet de cet article est de répondre à cette deuxième question, c’est-à-dire d’étudier si l’interdiction proposée de l’édition du génome est une mesure efficace qui peut finalement tenir ses promesses. Le but n’est pas seulement de comprendre ce cas particulier important de mesure de renforcement de la confiance, mais de comprendre plus généralement comment des mesures appropriées pour créer (ou maintenir) la confiance du public dans la science peuvent et doivent être développées.
Ci-dessous dans la section « CRISPR – Cas9 et la modification génétique des embryons humains», le système CRISPR – Cas9 sera introduit plus en détail. Cette présentation sera suivie d’une discussion sur l’interdiction proposée et sur les raisons qui la sous-tendent (section «CRISPR – Cas9, la lignée germinale et l’incertitude»). Un accent particulier sera mis sur les incertitudes liées à l’utilisation du système CRISPR – Cas9, car ce sont des éléments clés justifiant l’interdiction. Cependant, on soutiendra que pour bien comprendre la nature et la structure de l’interdiction, il est également important d’examiner le précédent sur lequel elle est modelée, à savoir l’interdiction Asilomar sur la technologie de l’ADN recombinant. L’analyse de l’affaire Asilomar (section intitulée «L’affaire Asilomar») permettra de dégager une approche spécifique en deux étapes qui a été utilisée pour permettre aux chercheurs de réviser ou même de lever l’interdiction de manière sûre. dans la section «CRISPR – Cas9, Édition du génome et approche type asilomar en deux étapes» nous expliquerons comment cette approche en deux étapes est également appliquée à l’affaire CRISPR – Cas9 et en quoi elle est cruciale pour que l’interdiction actuelle fonctionne. Cependant, on verra que ce transfert échoue finalement, car les conditions essentielles qui permettent son fonctionnement dans l’affaire Asilomar ne sont pas remplies dans l’affaire CRISPR – Cas9. L’interdiction actuelle ne tient donc pas ses promesses. Il est important de noter que cet échec n’apparaît que lorsque nous prenons en compte la nature des organismes en tant que processus. La « Conclusion » examinera ce que cet échec signifie pour la manière dont la réglementation des nouveaux outils moléculaires utilisés dans les sciences de la vie et en biomédecine peut ou doit être abordée.
CRISPR – Cas9 et la modification génétique d’embryons humains
Depuis que la manipulation de l’ADN dans les systèmes biologiques a été rendue possible dans les années 1970, la technologie a été au centre des discussions universitaires et publiques. Il y a des pics d’attention dans le domaine, ce qui correspond généralement au développement ou à l’annonce de nouvelles méthodes et de nouveaux projets. Un tel pic a été observé au début des années 90, lors des premiers essais de thérapie génique[3]. Ces dernières années, un nouveau pic d’attention a été observé, cette fois provoqué par l’émergence rapide du système CRISPR – Cas9 et les possibilités qu’il offre pour l’édition d’ADN génomique dans des cellules vivantes.
Le système CRISPR – Cas9
Le système CRISPR – Cas9 est un outil moléculaire qui permet aux chercheurs de modifier l’ADN de cellules vivantes avec une grande précision (Jinek et al. 2012; Cong et al. 2013; Jinek et al. 2013; Mali et al. 2013). Les deux composants du système – CRISPR et Cas9 – font partie d’un système immunitaire adaptatif naturellement présent dans les bactéries et les archées (Rath et al. 2015). Le terme « CRISPR » signifie « clustered regularly interspaced short palindromic repeats » et fait référence à des motifs de séquence particuliers dans l’ADN bactérien découverts pour la première fois en 1987 (Ishino et al. 1987).[4] Le terme « Cas » signifie « associé à CRISPR » et fait référence à une classe de protéines bactériennes comprenant des nucléases, c’est-à-dire des protéines capables d’intervenir dans la coupure de la double hélice de l’ADN.[5]
La fonction des CRISPR dans l’ADN bactérien fut supposée pendant longtemps et ce n’est qu’au bout de 20 ans environ après leur découverte, que les chercheurs eurent rassemblé suffisamment de données pour suggérer qu’ils pourraient faire partie du système immunitaire adaptatif chez les bactéries et les archées (hypothèse confirmée par Makarova et al. 2006). Une découverte clé dans ce contexte est que les CRISPR contiennent des séquences courtes qui correspondent à l’ADN trouvé dans les bactériophages, ces virus qui peuvent infecter les cellules bactériennes (Mojica et al. 2005; Pourcel et al. 2005; Bolotin et al. 2005). Ces sites CRISPR sont transcrits en molécules d’ARN qui forment ensuite un complexe intracellulaire avec différentes protéines Cas (Lillestøl et al. 2006; Brouns et al. 2008). Le rôle de l’ARN est de guider le complexe vers l’ADN du bactériophage, que la nucléase Cas du complexe coupe ensuite au site spécifié par l’ARN dérivé de CRISPR. Ce clivage inhibe la production de nouvelles particules de bactériophage, processus qui repose sur l’ADN intact du bactériophage.[6]
Ce qui est probablement le plus étonnant du système CRISPR-Cas est sa facilité d’adaptation en tant qu’outil moléculaire en laboratoire. En particulier lorsque la protéine Cas9 est utilisée comme nucléase de choix, le système CRISPR fournit aux chercheurs une méthode simple pour créer des organismes avec un génome altéré. Une façon d’utiliser ce système consiste à injecter l’ARNm codant pour Cas9 et un ARN guide construit spécialement, dans l’œuf fécondé (zygote) de l’organisme cible (ou de toute autre cellule que le chercheur souhaite modifier).[7] L’ARN guide est conçu pour imiter les ARN naturels dérivés de CRISPR et contient : a) des caractéristiques structurelles clés qui permettent à l’ARN de former un complexe avec la nucléase Cas9, et b) des parties qui sont complémentaires à la séquence d’ADN choisie. La cellule injectée utilisera l’ARNm pour produire la protéine Cas9, qui forme ensuite un complexe avec l’ARN guide injecté. Ce complexe sera ensuite ciblé sur la séquence d’ADN à laquelle on s’intéresse. Une fois que le complexe s’est lié au site cible, la nucléase coupe l’ADN génomique et déclenche ainsi des processus de réparation cellulaire pouvant être exploités par le chercheur pour modifier la séquence génomique (pour un examen de ces mécanismes d’édition, voir Sander et Joung 2014).[8]
Quoi de neuf avec CRISPR – Cas9 ?
Bien que la modification du génome humain ait été possible depuis le développement de la thérapie génique dans les années 1980 (voir référence 2), il existe certaines différences essentielles entre la thérapie génique traditionnelle et l’édition du génome que permet CRISPR– Cas9. Premièrement, les techniques de thérapie génique traditionnelles (utilisant principalement des systèmes rétroviraux pour la distribution de l’ADN dans des cellules cibles) ne permettent pas de contrôler le lieu de la modification de l’ADN dans le génome. Le vecteur viral utilisé va insérer son ADN chimère sur des sites plus ou moins aléatoires. Comme l’insertion aléatoire d’un ADN supplémentaire dans un génome peut avoir des conséquences inattendues (Biasco et al. 2012), la thérapie génique comporte un élément de risque dont le système CRISPR – Cas9 ne souffre pas (du moins pas au même degré, voir ci-dessous la section «CRISPR – Cas9 et l’incertitude»). Deuxièmement, la thérapie génique standard permet uniquement aux chercheurs d’ajouter des segments d’ADN à un génome, c’est-à-dire d’insérer, par exemple, une copie supplémentaire d’un gène. Le système CRISPR – Cas9, en revanche, permet aux chercheurs de supprimer ou de remplacer des sites spécifiques par d’autres séquences, ce qui élargit considérablement le nombre d’interventions possibles.[9]
Il convient de mentionner ici que l’édition ciblée de génomes est possible depuis un certain nombre d’années grâce à l’utilisation de nucléases à doigts de zinc (ZFN) et de nucléases «transcription activator-like effector nuclease» (TALEN) (Gaj et al. 2013 ). Ce qui manque toutefois à ces méthodes antérieures, c’est la facilité et l’efficacité du système CRISPR – Cas9. Contrairement à CRISPR – Cas9, les systèmes ZFN et TALEN utilisent des modules protéiques pour cibler une nucléase sur l’ADN génomique. Cela signifie que les chercheurs doivent développer des protéines de ciblage de séquence spécifiques pour chaque nouvelle application du système, une étape beaucoup plus laborieuse et sujette à erreur que l’approche basée sur l’ARN proposée par le système CRISPR – Cas9. La révolution apportée par les systèmes CRISPR – Cas9 consiste donc principalement en une réduction des efforts et des coûts. Cela permet aux chercheurs de faire des expériences antérieurement très difficiles et explique également, du moins en partie, l’absorption rapide et généralisée de cette technologie dans le monde de la recherche (Pennisi 2013; Baltimore et al. 2015).
CRISPR – Cas9, la lignée germinale et l’incertitude
Bien que le système CRISPR – Cas9 permette aux chercheurs de modifier presque tous les types de cellules, quel que soit l’organisme, le problème central qui ressort des discussions actuelles sur ce système est l’édition de l’ADN génomique d’embryons humains. La raison pour laquelle la modification du génome de l’embryon est si controversée est qu’elle peut conduire à l’édition de cellules germinales, ce qui implique la possibilité de transmettre des modifications génétiques (potentiellement néfastes) aux générations futures (ce qui n’arrivera pas si seules des cellules somatiques (non-productives) sont ciblées). Le système CRISPR – Cas9 étant l’un des outils permettant de faire de telles interventions une réalité accessible et abordable, la discussion relie intimement la modification de la lignée germinale, les embryons et CRISPR – Cas9.
Il est clair que de nombreux problèmes urgents doivent être résolus avant l’édition du génome germinal et un outil tel que le système CRISPR – Cas9 peut être déployé sur une base plus large [non seulement les discussions susmentionnées sur la définition des risques encourus, mais par exemple, des questions de consentement (Smolenski 2015; Sugarman 2015)]. Cependant, la question de sa sureté, qui semble suspendre les discussions sur des préoccupations éthiques et sociales plus vastes, du moins au sein de la communauté scientifique, domine actuellement les discussions sur la nouvelle technologie et ses utilisations. Ce qui motive cet accent mis sur la sureté, ce sont les incertitudes importantes qui entourent encore l’application du système CRISPR – Cas9.
CRISPR – Cas9 et incertitude
Il y a (au moins) deux aspects du système CRISPR – Cas9 qui sont chargés d’incertitude: premièrement, il y a une incertitude sur le point de savoir si les scientifiques peuvent réellement réaliser les manipulations d’ADN qu’ils veulent faire avec suffisamment de précision.[10] Le problème ici est que, en théorie, seul le site spécifié par le guide ARN doit être modifié lors de l’utilisation de CRISPR – Cas9. Cependant, même si le système représente une grande amélioration par rapport aux méthodes précédentes (qui n’avaient aucune orientation (thérapie génique basée sur un virus traditionnel) ou qui utilisait des protéines comme guides (ZNF ou TALEN)), le système n’est pas parfait. Un problème clé est que la liaison spécifique de la séquence de l’ARN à l’ADN ne nécessite pas une correspondance parfaite entre les deux séquences, ce qui signifie qu’un complexe ARN: ADN stable (ou suffisamment stable) peut également être formé avec des séquences d’ADN similaires mais non identique à la séquence spécifiée dans l’ARN guide.[11] Etant donné que la formation d’un complexe stable semble suffisante pour permettre une modification, la précision du mécanisme de ciblage basé sur l’ARN est un sujet clé que les chercheurs abordent maintenant.[12]
La deuxième incertitude qui règne toujours dans le système concerne la question de savoir si une manipulation particulière (même si elle se produit avec une précision de 100%) a l’effet sur l’organisme cible qu’elle est supposée avoir [les chercheurs parlent d’ » événements ciblés ayant des conséquences inattendues » (Baltimore et al. 2015, p. 37)]. Cette incertitude a moins à voir avec le système CRISPR – Cas9 lui-même qu’avec les conséquences de l’acte réel de modification de l’ADN génomique dans les cellules vivantes.
Un exemple de telles conséquences inattendues d’interventions ciblées serait un changement dans l’expression du gène B alors que l’objectif était de modifier l’expression du gène A. Cela pourrait se produire, par exemple, si des chercheurs ciblaient inconsciemment un segment d’ADN jouant plusieurs rôles fonctionnels à la fois (dans ce cas, une séquence d’ADN qui intervient non seulement dans la régulation du gène A mais qui affecte également le gène B). Pour réduire ce type d’incertitude sur les effets des modifications du génome, les chercheurs doivent donc : 1) en savoir plus sur le rôle des éléments d’ADN existants dans la cellule / l’organisme, et 2) être en mesure de prédire le comportement des séquences d’ADN nouvellement introduites dans des contextes cellulaires concrets, deux tâches qui restent extrêmement difficiles à réaliser (voir la section «CRISPR – Cas9, Édition du génome et approche asilomaire en deux étapes»).
Interdiction temporaire et partielle de l’édition du génome chez l’homme
En janvier 2015, une petite réunion d’une journée a eu lieu à Napa au cours de laquelle 18 personnes, principalement des biologistes et quelques autres parties prenantes, ont discuté des défis qu’entrainaient le système CRISPR – Cas9 et ses incertitudes (Doudna 2015). En mars et avril 2015, deux articles ont été publiés dans Nature and Science, qui préconisaient l’interdiction volontaire de l’utilisation de CRISPR – Cas9 pour modifier le génome de cellules germinales humaines dans des applications cliniques (Baltimore et al. 2015; Lanphier et al. 2015 ). Ces discussions initiales et ces appels à l’action (ou à l’inaction) ont ensuite été suivis d’une conférence de trois jours à Washington DC (USA) en décembre 2015, « Sommet international sur la modification du gène humain », au cours de laquelle près de 500 chercheurs et autres parties prenantes ont discuté des problèmes entourant l’utilisation de CRISPR – Cas9 (et plus généralement de l’édition du génome) (Reardon 2015) .[13]
Baltimore et ses collègues ont exposé l’idée de base d’une interdiction de certains usages de la technologie: on devrait prendre des mesures pour « décourager fortement […] toute tentative de modification du génome germinal en vue d’une application clinique chez l’homme » et encourager et soutenir des recherches transparentes visant à évaluer l’efficacité et la spécificité de la technologie d’ingénierie du génome CRISPR – Cas9 dans des cas humains et non humains présentant un intérêt pour ses applications potentielles en thérapie génique germinale » (Baltimore et al. 2015, p. 37).[14] Les auteurs ont en outre recommandé la création de forums pour a) l’éducation des parties prenantes et du grand public sur la technologie, et b) la discussion des problèmes éthiques, juridiques et sociaux que la technologie soulève.
Il est clair que les incertitudes entourant le système CRISPR-Cas9 évoquées plus haut sont à l’origine de l’appel à une interdiction, ceci devient évident lorsque les auteurs déclarent qu’ « à l’heure actuelle, les problèmes potentiels de sécurité et d’efficacité découlant de l’utilisation de cette technologie [c’est à dire CRISPR – Cas9] doit faire l’objet d’une enquête approfondie et d’une bonne compréhension avant que toute tentative d’ingénierie humaine ne soit faite, le cas échéant, pour des essais cliniques » (ibid., P. 37).[15]
Il est important de souligner ici que l’interdiction proposée est à la fois partielle et temporaire. L’interdiction est partielle car elle permet toujours aux chercheurs d’éditer les génomes de l’homme (si des cellules somatiques sont ciblées) et parce qu’elle permet toujours d’éditer la lignée germinale dans des organismes non humains. L’interdiction est également temporaire car les chercheurs suggèrent qu’elle pourrait être révisée à un moment donné, en fonction des résultats de recherches ultérieures sur les problèmes d’innocuité et d’efficacité liés à la technologie. Cette nature (potentiellement) temporaire de l’interdiction est cruciale car elle garantit que le développement / l’utilisation ultérieure de la technologie reste une option, ce qui signifie que l’interdiction peut toujours n’être qu’un épisode d’une «voie à suivre».
Il est important de noter que l’interdiction est une mesure de précaution, ce qui signifie qu’elle peut être interprétée comme une application du principe de précaution (PP) (Peters 2015). Le PP est un principe difficile à définir (Freestone et Hey, 1996), mais l’idée générale est qu’il faut prendre des mesures restrictives à l’égard des activités ou des entités susceptibles de causer des dommages à l’homme ou à l’environnement, même si rien n’a été prouvé.[16] Le PP est habituellement invoqué en présence d’incertitude scientifique et de dommages possiblement irréversibles ou graves (Myhr et Traavik, 2002).
Ce qui est important à propos du PP, ce sont deux choses: 1) le PP transfère la charge de la preuve sur ceux qui veulent exercer une activité ou utiliser une entité sans restrictions de précaution, ce qui signifie qu’ils doivent trouver des moyens de comprendre le risque réel que l’activité / entité pose. Ce n’est que si de telles preuves peuvent être fournies que les restrictions peuvent être révisées, voire levées. Cela signifie également 2) que les mesures sont, en principe au moins, temporaires: si les scientifiques peuvent déterminer le potentiel de risque réel de l’entité ou de l’activité à laquelle on s’intéresse, les restrictions pourraient être révisées en conséquence.
Mettre en œuvre des mesures de précaution
Pour pouvoir effectuer des recherches destinées à réviser les mesures de précaution, il est essentiel de distinguer clairement le contexte de la recherche de celui de l’utilisation réelle de l’entité ou du processus en question. C’est cette séparation qui permet aux chercheurs d’étudier l’entité ou le processus en question sans risquer de causer un préjudice (c’est-à-dire de violer le PP).
Un exemple d’une telle situation est l’interdiction préventive de l’utilisation d’appareils électroniques personnels (AEP) dans les avions pendant les atterrissages et les décollages. La raison de cette interdiction fut la crainte que les signaux provenant de ces dispositifs puissent interférer avec les systèmes électroniques d’un avion et éventuellement conduire à un crash. Clairement, il y a là un grave enjeu potentiel ; cependant, il y avait peu ou pas de preuves qu’il y avait un lien entre l’utilisation d’AEP et le mauvais fonctionnement de l’avionique d’un avion.
L’interdiction a maintenant été levée[17], en partie à cause des nombreuses recherches effectuées par les constructeurs d’avions depuis la mise en place de l’interdiction.[18] Ces recherches comprenaient l’analyse en profondeur de rapports factuels de compagnies aériennes faisant état de prétendus brouillages durant des vols aériens. ainsi que des tests au sol dans le cadre desquels des avions sans passagers ont été soumis aux procédures habituelles au cours du décollage et de l’atterrissage, afin de vérifier si les AEP provoquaient effectivement des interférences.
Ce qui est crucial ici, c’est qu’il soit possible de séparer l’utilisation et la recherche des entités et des processus auxquels on s’intéresse. Cela a ouvert un espace sûr au sein duquel les chercheurs pouvaient étudier les liens de causalité potentiels entre l’utilisation des AEP et l’interférence avec les systèmes de l’avion sans avoir à mettre les personnes en danger. Si une telle séparation n’avait pas été possible, faire de la recherche eût signifié mettre en danger les personnes ou l’environnement, c’est-à-dire qu’il n’eût pas été possible d’enquêter davantage sur les risques sans violer le PP.
Ce que l’on peut apprendre de cet exemple dans l’affaire CRISPR – Cas9, c’est qu’une telle séparation est également essentielle pour concrétiser les promesses de l’interdiction auto-imposée d’édition du génome, c’est-à-dire les promesses selon lesquelles les scientifiques s’engagent sur une «voie prudente» ( Baltimore et al. 2015) en examinant et en développant la technologie de manière sécurisée; c’est la promesse de recherches sûres qui est censée conduire le grand public à croire aux sciences et à leur capacité à s’auto-réglementer. Bien entendu, la question est de savoir si et comment les chercheurs peuvent créer l’espace propice à l’expérimentation afin de tenir leurs promesses. Pour répondre à cette question, la section suivante examinera le précédent sur lequel cette interdiction est modelée, à savoir l’interdiction d’Asilomar sur la technologie de l’ADN recombinant.
Le précédent
Comme indiqué dans l’introduction, un appel en faveur d’une interdiction volontaire des technologies émergentes fut déjà lancé par la communauté scientifique. L’appel à une interdiction temporaire de l’utilisation de la technologie de l’ADN recombinant au milieu des années 1970 (Berg et al. 1974) a abouti à la célèbre conférence Asilomar de 1975 (Berg et al. 1975; Fredrickson 1991; Capron et Schapiro). 2001).
L’affaire Asilomar est particulièrement intéressante dans la mesure où certains scientifiques qui dirigeaient l’appel dans les années 1970 sont également impliqués dans les discussions en cours sur CRISPR – Cas9. Il est important de noter que ces auteurs qualifient la conférence d’Asilomar de «discussions originales» sur les questions en jeu et placent ainsi l’affaire CRISPR dans le sillage direct de la conférence d’Asilomar quarante ans plus tôt (Baltimore et al. 2015, 37). Cela n’est pas surprenant dans la mesure où : a) l’affaire Asilomar présente des analogies évidentes avec l’affaire CRISPR-Cas9, et b) qu’elle est considérée par beaucoup comme une réussite, ce qui en fait, du moins en principe, un solide précédent (Jasanoff et al. 2015). Il est important de noter qu’à Asilomar l’interdiction constituait également un cas d’instauration de la confiance, les chercheurs ayant pris des mesures dans la crainte « qu’un débat public impose des restrictions invalidantes à la biologie moléculaire » (Berg 2008, 291).
Cependant, la question est de savoir ce qui est exactement repris de l’affaire Asilomar et si ces éléments ont la même (prétendue) solidité qu’à l’époque. La section suivante analysera donc la stratégie particulière proposée lors de la conférence Asilomar initiale qui visait à permettre aux chercheurs d’avancer de manière sûre et responsable. La section « CRISPR – Cas9, l’édition du génome et l’approche asilomaire en deux étapes » analysera ensuite comment cette stratégie est également mise en œuvre dans l’affaire CRISPR – Cas9 et examinera si une telle mise en œuvre peut être couronnée de succès.
L’affaire Asilomar
Le thème de la conférence Asilomar et des discussions qui l’entouraient étaient la nouvelle technologie de l’ADN recombinant, qui permettait aux chercheurs de créer des molécules d’ADN contenant des séquences dérivées de différentes sources. Le potentiel considérable de cette technologie pour la recherche et les applications industrielles n’échappait pas aux scientifiques. Mais il était également clair que la technologie pouvait potentiellement causer de graves dommages, à la fois aux humains et à l’environnement en général. À l’époque, les discussions ont principalement porté sur l’incertitude entourant le comportement des éléments de l’ADN recombinant et des organismes qui les portent.
ADN recombinant et incertitude
Le problème auquel les chercheurs ont été confrontés s’agissant de l’ADN recombinant était qu’ils ne savaient pas ce qui se passerait si de nouvelles combinaisons de séquences d’ADN (par exemple un mélange d’ADN viral et bactérien) étaient assemblées. La crainte était que de telles manipulations «puissent aboutir à la création de nouveaux types d’éléments d’ADN infectieux dont les propriétés biologiques ne peuvent pas être complètement prédites à l’avance» (Berg et al. 1974, p. 303). Les expériences susceptibles de créer de l’ADN recombinant contenant des gènes de résistance aux antibiotiques, des toxines bactériennes ou des séquences de virus dont on savait qu’elles étaient capables de provoquer le cancer chez l’homme étaient particulièrement préoccupantes. Il est important de noter que les chercheurs étaient non seulement préoccupés par le comportement des nouveaux éléments de l’ADN une fois insérés dans des organismes (par exemple, qu’ils se propagent de manière incontrôlable vers d’autres organismes), mais également par la manière dont les organismes porteurs de l’ADN modifié et étranger (c’est-à-dire des «organismes génétiquement modifiés» ou OGM) pourraient se comporter et affecter d’autres organismes (par exemple, des bactéries modifiées qui pourraient devenir soudainement hautement pathogènes).
En raison de ce dommage potentiel mal élucidé, les scientifiques ont appelé à une interdiction préventive des expériences sur l’ADN recombinant (Berg et al. 1974), ce qui signifie que l’affaire Asilomar peut également être interprétée comme une application du PP (Hansson 2016). Comme dans le cas de CRISPR – Cas9, des problèmes sociaux et éthiques plus vastes ont été mis de côté dans l’affaire Asilomar, les dispositions en matière de sécurité étant au centre des préoccupations (Capron et Schapiro, 2001).[19]
L’interdiction
La façon dont les discussions sur l’ADN recombinant se sont déroulées dans les années 1970 est semblable à celle des discussions sur CRISPR – Cas9 (ou plutôt l’inverse): des discussions informelles initiales entre pairs ont abouti à la publication d’un article / d’une lettre dans un journal qui a appelé à une interdiction de certaines utilisations de la technologie. Cet appel initial a ensuite été suivi d’une conférence plus vaste au cours de laquelle des moyens concrets de traiter de la technologie ont été discutés.
Dans l’affaire Asilomar, un groupe de scientifiques – après des discussions antérieures et de plus petits rassemblements entre pairs (Fredrickson 1991) – avait publié une lettre en 1974 dans laquelle ils appelaient à l’interdiction temporaire de deux types d’expériences : 1) celles qui avaient conduit à la création de plasmides d’ADN à réplication autonome qui contiennent des gènes de résistance aux antibiotiques ou des toxines bactériennes, et 2) celles qui combinent l’ADN de virus oncogènes et d’autres virus animaux avec des éléments d’ADN à réplication autonome (d’origine bactérienne ou virale) (Berg et al. 1974). Cet appel initial à une interdiction générale de toute expérience avec un tel ADN a ensuite été affiné (et partiellement levé) lors de la conférence à Asilomar.
L’approche Asilomar en deux étapes et l’idée de confinement
Comme dans le cas des AEP, le problème pour ceux qui souhaitaient utiliser la technologie de l’ADN recombinant consistait à comprendre comment mener des recherches sur les dangers potentiels de la technologie sans devoir violer le PP qui avait été invoqué pour une interdiction. Comme l’explique Philippe Kourilsky, participant à la conférence Asilomar: » Aux frontières de l’inconnu, l’analyse des avantages et des inconvénients était enfermée dans des cercles concentriques d’ignorance … comment déterminer la réalité … sans expérimenter … sans prendre un minimum de risque? « (cité par Fredrickson 1991).
Par rapport au cas des AEP cependant, la séparation entre recherche et utilisation de la technologie est plus délicate à réaliser dans le cas de l’ADN recombinant et des OGM en raison de la nature des entités impliquées. Tout d’abord, les travaux sur l’ADN recombinant ne peuvent se faire sans l’utilisation de microbes (principalement des bactéries). Les microbes, cependant, sont petits et peuvent être difficiles à manipuler (la libération accidentelle est un problème potentiel). En outre, une fois dans un environnement approprié, les bactéries (ou d’autres microbes tels que les virus) peuvent se développer rapidement et se propager relativement facilement. Ensemble, ces facteurs signifient que créer et travailler avec de l’ADN recombinant et des microbes modifiés met potentiellement des personnes et l’environnement en danger si aucune mesure spéciale n’est prise (et même si elles sont prises, il restera souvent un élément de risque résiduel qui ne peut pas être éliminé).
Lors de la conférence Asilomar, les chercheurs ont donc fait du confinement l’enjeu principal car, dans le contexte de la technologie de l’ADN recombinant au moins, ce n’est que par le confinement qu’un espace sûr pourrait être créé (Berg 2008; Jasanoff et al. 2015). Sans cet espace sécurisé, il serait impossible de poursuivre la recherche sur les risques liés à l’ADN recombinant et aux microbes génétiquement modifiés sans violer le PP.
La stratégie Asilomar comprend donc deux étapes: une première étape, qui introduit des mesures de confinement spécifiques visant à créer une séparation entre le contexte de recherche et le contexte d’utilisation, et une seconde étape dans laquelle cet espace sécurisé est utilisé pour étudier la technologie ou les entités en question. Cela signifie que pour réussir, l’approche Asilomar doit remplir deux conditions, à savoir 1) que la stratégie de confinement fonctionne réellement, et 2) que l’espace sûr créé par le confinement permet aux chercheurs de faire le bon type d’expériences : les expériences permettant d’évaluer le potentiel des dommages causés par les microbes / ADN modifiés.
Cela a-t-il fonctionné?
Quand il s’agit de savoir si les deux conditions ont été remplies, la réponse doit probablement être un «oui» dans le premier cas et un «nous ne savons pas (encore)» dans le second.
La première condition est (en principe) remplie, car des méthodes de confinement sont désormais disponibles pour les expériences sur des bactéries et des virus modifiés, principalement sous la forme de procédures de confinement physique qui normalisent la manière dont les bactéries et les virus sont manipulés dans les laboratoires, la façon dont les objets en verre et les autres instruments contaminés sont traités, et ainsi de suite.[20]
La deuxième condition, cependant, est plus difficile à évaluer. Il est clair que de nombreux travaux ont été effectués au cours des dernières décennies sur le comportement des OGM et des éléments d’ADN recombinant [par exemple, la toxicité potentielle des plantes génétiquement modifiées pour d’autres parties d’un écosystème (Domingo et Bordonaba 2011)]. Bon nombre de ces études ont montré qu’il n’existait aucun effet négatif significatif d’OGM spécifiques (par rapport à un ensemble particulier de paramètres mesurés). De tels résultats sont ce qui a conduit une majorité de chercheurs à affirmer qu’il n’y avait pas de problème majeur avec la création et l’utilisation de microorganismes ou de plantes génétiquement modifiés (voir, par exemple, Berg 2008; de Lorenzo 2010; Naranjo 2014). Cependant, des critiques affirment que les études réalisées à ce jour ne nous ont pas apporté de réponses concluantes sur la sécurité de la technologie (notamment parce qu’elles ont une portée limitée), ce qui signifie que même au sein de la communauté scientifique, il y a de nombreux sceptiques quant à la technologie (Hilbeck et al. 2015). Il est important de noter que certaines de ces critiques (parmi lesquels des scientifiques en exercice) se demandent si le type d’expériences approprié peut être effectué dans un espace sécurisé, ce qui signifie que le débat sur la deuxième condition est toujours en cours. Pour cette raison, la réponse à la question ci-dessus doit probablement être un «nous ne savons pas (encore)».
Cependant, dans la suite du présent article nous ignorerons cette absence de consensus, car la question qui nous intéresse est de savoir si la stratégie en deux étapes, en supposant qu’elle aboutisse, peut également s’appliquer au cas CRISPR – Cas9.
CRISPR – Cas9, édition du génome et approche Asilomar en deux étapes
Comme il est apparu clairement dans la section précédente, l’idée de confinement est un élément central de la stratégie Asilomar; le confinement est ce qui a créé l’espace sûr pour permettre aux chercheurs de réaliser des expériences sur de l’ADN / organismes modifiés sans risquer de violer les mesures de précaution prises. Pour déterminer si cette stratégie peut être transférée dans le cas CRISPR – Cas9, il sera donc essentiel d’évaluer : a) comment le confinement est réalisé dans ce cas, et b) quel type d’espace sécurisé il crée pour l’expérimentation.
Le confinement des embryons : créer un espace d’expérimentation sûr
Comme dans l’affaire Asilomar, l’un des principaux objectifs du confinement dans l’affaire CRISPR – Cas9 est d’éviter la propagation des modifications de l’ADN introduites dans les cellules cibles. Cependant, le confinement prend ici une forme très différente car la cible des modifications ne concerne pas des microbes mais des cellules humaines. Il est important de noter que le seul moyen pour une cellule humaine de diffuser son ADN modifié dans le génome d’autres cellules consiste à transmettre son ADN aux générations futures. Cela ne peut se produire que si l’édition initiale a eu lieu dans des cellules germinales et si ces cellules sont ensuite utilisées pour la reproduction. L’ADN modifié peut donc être circonscrit simplement en interdisant l’implantation d’embryons modifiés. C’est suffisant car les embryons eux-mêmes sont extrêmement fragiles et ne survivront pas en dehors du laboratoire (il est déjà assez difficile de les faire pousser pendant une semaine ou plus dans une boîte de Pétri). Et comme l’implantation fait par définition partie de la recherche clinique, une interdiction de l’utilisation clinique de la modification de la lignée germinale est suffisante pour obtenir un confinement complet des modifications introduites. Il apparaît donc clairement que l’interdiction des applications cliniques de CRISPR – Cas9 (et d’autres technologies d’édition du génome) reproduit l’approche en deux étapes de la stratégie Asilomar en créant un confinement approprié des zygotes ou des embryons modifiés.
La question est maintenant de savoir si l’espace de recherche créé par ce confinement permet réellement aux chercheurs d’évaluer la sécurité de la technologie. Pour répondre à cette question, il sera crucial de revenir à ce que nous disions au début de cet article et d’examiner à nouveau les incertitudes qui pèsent dans l’affaire CRISPR – Cas9.
Pourquoi l’incertitude devient importante
Lorsque les incertitudes qui entourent l’affaire CRISPR – Cas9 sont comparées à celles de l’affaire Asilomar, certaines différences majeures quant à leur manière de se concrétiser deviennent évidentes. Comme indiqué dans la section «CRISPR – Cas9 et l’incertitude», dans les discussions sur CRISPR – Cas9, la précision de l’étape de la modification elle-même et ses effets sur l’organisme cible jouent un rôle central. Fait intéressant, bien que ces incertitudes soient également présentes dans l’affaire Asilomar, elles n’ont pas influé sur la façon dont les chercheurs ont mené leurs travaux. Dans le cas Asilomar on peut expliquer que ces incertitudes aient été négligées par le statut moral attribué aux entités visées par les modifications : lorsqu’on expérimente des bactéries, des virus ou des plantes, les chercheurs n’avaient pas à s’inquiéter du manque de précision ou des effets négatifs que les modifications pouvaient avoir sur l’organisme cible lui-même, car les microbes et les plantes n’étaient pas (et ne sont toujours pas) considérés comme des entités dotées d’un statut moral spécial. Cela signifie que les chercheurs peuvent effectuer autant d’essais qu’ils veulent – et faire autant de déchets que d’organismes au cours du processus – (si nécessaire). Dans le cas des embryons humains, toutefois, la situation est différente car l’espace propice à l’expérimentation est peuplé par l’entité même qui ne doit pas être endommagée.
Que ce soit ou non un problème dépend bien sûr de la définition du statut moral de l’homme. Si le statut moral de l’être humain, par exemple, est limité à certaines étapes de son cycle de vie et si seules des étapes en dehors de la plage définie sont utilisées à des fins d’expérimentation, l’espace de sécurité n’est pas violé. Un exemple d’une telle restriction est la règle bien connue des 14 jours, selon laquelle un embryon humain n’est pas un individu ayant son propre statut moral avant d’avoir atteint le 14ème jour de son développement.[21] La règle des 14 jours est importante ici, car cela permet aux chercheurs de faire des recherches destructives / nuisibles sur des embryons humains au stade précoce, ce qui signifie que mener des expériences de modification du génome sur des embryons humains ne pose pas de problème tant que ces expériences sont limitées à certains stades de développement.
La règle des 14 jours comporte évidemment un élément arbitraire (pourquoi se focaliser sur la gémellité ?) Et, au fil des années, de nombreuses voix discordantes se sont fait entendre (affirmant par exemple que les embryons acquièrent déjà un statut moral avant le 14ème jour). Le point ici, cependant, est que même si la règle est acceptée, les problèmes de la stratégie Asilomar ne disparaîtront pas (si elle s’applique au cas de la modification de la lignée germinale humaine). Pour comprendre pourquoi, il est essentiel de réfléchir à la nature réelle des entités modifiées et à la manière dont elles sont circonscrites.
Les organismes pensés comme des processus
Comme décrit dans la section intitulée «L’approche Asilomar en deux étapes et l’idée de confinement», le confinement proposé (et largement atteint) dans l’affaire Asilomar était le confinement physique: aucun des organismes modifiés ne devait être libéré avant que la recherche à leur sujet ait montré qu’il était permis de le faire. Dans la section » Le confinement des embryons: créer un espace sûr pour l’expérimentation », il a été montré qu’en raison des caractéristiques des embryons, une procédure de confinement différente est mise en place dans le cas CRISPR – Cas9: ce ne sont pas physiquement des corps qui sont confinés, mais des stades de développement particuliers de l’organisme auquel on s’intéresse. Ce qui compte, c’est que les embryons modifiés ne soient pas autorisés à quitter un certain stade de leur développement, plutôt qu’un espace physique. Avec cette focalisation sur les étapes, la nature des organismes en tant que processus est désormais au centre des préoccupations, choses dont les chercheurs de l’affaire Asilomar n’avaient pas à s’inquiéter.
Diviser un grand processus en plusieurs étapes peut bien sûr être une stratégie utile, en particulier si la manipulation à laquelle on s’intéresse est limitée à une fenêtre temporelle étroite. C’est clairement le cas de l’étape de modification de l’ADN elle-même et de l’incertitude quant à sa précision. La modification est généralement introduite au stade zygote en injectant les composants du système CRISPR – Cas9 (voir la section «Système CRISPR – Cas9»). La modification de l’ADN génomique aura lieu dès que la protéine Cas9 sera produite et qu’un complexe fonctionnel avec l’ARN guide sera formé. Si une erreur se produit (c’est-à-dire qu’un site hors cible est modifié), elle se produira à ce stade. Pour faire des recherches supplémentaires afin de surmonter l’incertitude de cette étape de modification, il suffit donc de travailler avec des zygotes et des embryons à un stade précoce – les autres étapes de développement sont sans importance car l’incertitude est limitée à un événement qui se produit immédiatement après l’étape d’injection –. Dans ce cas, l’interdiction (associée à la règle des 14 jours) crée effectivement un espace sûr pour les chercheurs qui souhaitent étudier et optimiser encore l’étape de modification de l’édition du génome.
Toutefois, il n’en va pas de même pour la deuxième incertitude évoquée dans la section «CRISPR – Cas9 et incertitude», c’est-à-dire l’inquiétude suscitée par les effets que la modification pourrait avoir sur l’organisme dans son ensemble. Clairement, dans ce cas, la nature des organismes en tant que processus signifie que, pour avoir une image complète des dommages potentiels d’une modification génétique pour son porteur, les scientifiques devraient suivre l’embryon humain tout au long de son développement jusqu’à l’âge adulte. L’incertitude en question n’a rien à voir avec les particularités du système CRISPR – Cas9, mais avec les effets que des modifications ont sur l’organisme. Ces effets ne sont pas seulement systémiques, mais peuvent également toucher n’importe quel stade du cycle de vie de l’organisme. Cela signifie que pour surmonter l’incertitude liée à ces effets, les chercheurs devraient tester toutes les étapes du cycle de vie engagé, ce qui signifie que les embryons modifiés devront être implantés et autorisés à se développer pleinement pour devenir des êtres humains adultes. Un tel plan d’action viole clairement le confinement qui constitue l’essence de la stratégie en deux étapes.
Organismes modèles et nouvelles règles à la rescousse ?
Une objection envisageable ici est que le problème pourrait être résolu en travaillant avec des organismes modèles plutôt que des embryons humains. C’est après tout une stratégie que Baltimore et ses collègues suggèrent également dans leur discussion sur la manière dont les scientifiques devraient procéder lorsqu’ils étudient les dangers potentiels du système CRISPR – Cas9 (Baltimore et al. 2015).
Mais dans quelle mesure ce remplacement du sujet humain par des organismes modèles est-il réaliste lors de l’évaluation de la seconde incertitude? Il est intéressant de noter ici que dans le cas des évaluations de la sécurité des OGM (par exemple dans l’analyse de la toxicité des plantes génétiquement modifiées), le test ultime est toujours le test sur le terrain : sans les tests qui utilisent des plantes modifiées réelles dans leur état de croissance et de fonctionnement, le risque l’évaluation n’est tout simplement pas complet.[22] Il en va de même pour la procédure d’approbation de nouveaux traitements médicaux nécessitant des essais cliniques sur des sujets humains.
Étant donné que l’on se concentre sur l’essai de l’organisme modifié et complètement développé dans le cas des plantes génétiquement modifiées et des traitements médicaux, il n’est pas clair pourquoi, dans le cas de la modification de la lignée germinale, il devrait soudainement être suffisant pour analyser l’effet d’une modification sur, par exemple, des souris mais pas des humains. Les organismes modèles peuvent bien sûr être utilisés (tels quels) pour avoir une première idée des effets qu’une modification particulière pourrait avoir sur le développement et / ou le fonctionnement de l’organisme, mais le test final consistera toujours à vérifier les effets sur l’organisme auquel on s’intéresse.[23]
Une autre solution consisterait à modifier la règle des 14 jours et à permettre aux chercheurs d’expérimenter sur des embryons à des stades de développement ultérieurs.[24] Cela signifierait que les effets des modifications génomiques pourraient être évalués à des stades de développement ultérieurs (ce qui présenterait un bénéfice significatif car les structures clés de l’organisme ne sont formées qu’après 14 jours).[25]
Mais si une extension de la règle des 14 jours permet en effet une évaluation un peu plus complète des risques liés à une modification génomique particulière, elle constitue néanmoins une analyse de risques sommaire. Le fait est que l’organisme est un processus continu et que le développement n’est pas limité aux deux ou quatre premières semaines après la fécondation. Pour le bon fonctionnement du corps humain, de nombreuses étapes à presque tous les stades du cycle de la vie sont importantes pour le bon fonctionnement du corps humain et pour lesquelles l’ADN modifié pourrait déployer ses effets. Cela signifie qu’un grand nombre des dangers (ou avantages) potentiels d’une modification particulière ne peuvent être évalués que si l’embryon est implanté et autorisé à devenir adulte.
Le point ici ne veut pas dire que faire plus de recherche sur des embryons humains (à un stade précoce) et / ou des organismes modèles n’aidera pas à en apprendre davantage sur les entités et les processus impliqués. Il s’agit plutôt de souligner que faire la recherche nécessaire pour évaluer toute la gamme des incertitudes qui ont motivé les appels en faveur de mesures de précaution signifie que le PP doit être violé d’une manière ou d’une autre. C’est important, car les promesses apaisantes de l’interdiction Asilomar – » Il existe un moyen sûr et responsable de faire davantage de recherches sur de nouveaux outils moléculaires « – s’écroulent dans l’affaire CRISPR – Cas9. Les recherches à faire pour lever les incertitudes ne peuvent pas être menées dans un espace sûr, car les deux conditions (création d’un espace confiné et recherche pour évaluer les dangers de la technologie) s’excluent mutuellement. La libération d’embryons humains modifiés devra faire partie intégrante de l’évaluation de la sécurité, car il faudra évaluer le cycle de vie complet de l’organisme pour avoir une idée des dangers potentiels (et des avantages) que chaque modification entraîne pour l’organisme dans son ensemble. Cela signifie que la science impliquée dans le développement du nouvel outil moléculaire est intrinsèquement risquée (ce qui n’est pas surprenant étant donné que la science se déplace toujours à la frontière de ce qui est connu et de ce qui peut être fait). Toutefois, cela signifie également que la « voie prudente à suivre » proposée par les chercheurs est moins sûre qu’elle ne le semble au premier abord. Et donc, elle perd son principal attrait en tant qu’exercice de renforcement de la confiance.
Conclusion
Le but de cet article était de comprendre si l’interdiction auto-imposée de la modification de la lignée germinale humaine et l’utilisation de CRISPR – Cas9 pouvaient être à la hauteur de ses enjeux. La question de savoir si cette interdiction peut fonctionner est cruciale, car elle est utilisée comme un moyen d’obtenir ou de maintenir la confiance du grand public (y compris les décideurs) dans la capacité des scientifiques à s’autoréglementer.
Pour analyser cette interdiction, il importait d’abord de comprendre en quoi consiste cette « voie à suivre prudente ». L’analyse du précédent sur lequel se calque l’interdiction actuelle – interdiction bien connue d’Asilomar sur la technologie de l’ADN recombinant – a montré qu’il s’agit d’une approche particulière en deux étapes que les chercheurs utilisent comme pièce maîtresse de leur stratégie. Cette stratégie en deux étapes comprend une étape de confinement qui devrait 1) créer un espace défini dans lequel 2) des recherches sûres sur les risques de la méthode peuvent être effectuées.
Cependant, l’analyse a montré que cette approche en deux étapes ne peut pas être pleinement appliquée au cas CRISPR – Cas9. Même si elle permet la création d’un espace sûr pour l’expérimentation sur l’une des incertitudes entourant le système (c’est-à-dire la précision de l’étape de la modification), elle échoue lorsqu’il s’agit de la seconde forme d’incertitude, à savoir le manque de connaissance des effets qu’une modification particulière de l’ADN pourrait avoir. La raison en est que la stratégie initiale d’Asilomar repose sur une étape de confinement qui ne peut pas gérer quelque chose qui est à la fois un processus et possède un statut moral (double condition qui n’apparaît pas dans l’affaire Asilomar)[26]. L’échec signifie que la voie sécurisée ou « prudente » n’est pas aussi sûre qu’il y paraît au premier abord. Cela affecte également sa capacité de renforcer de la confiance.
Ce cas permet de souligner la nécessité de prendre en compte l’ontologie des entités / processus auquel on s’intéresse, lors de la discussion de mesures politiques spécifiques concernant de nouveaux outils ou technologies biologiques; les décisions sur la manière de gérer les risques spécifiques liés à l’utilisation de nouveaux outils / technologies ne peuvent être prises sans prendre également en compte les questions ontologiques. L’interdiction des applications cliniques de CRISPR – Cas9 en est un exemple frappant : la stratégie proposée (canalisation en deux étapes) semble être une bonne idée à partir d’une comparaison superficielle avec son précédent. À y regarder de plus près, toutefois, des fissures commencent à apparaître : la nature des organismes en tant que processus – qui importait peu dans l’affaire Asilomar – devient soudainement un obstacle à la stratégie proposée. La manière dont la nature des organismes (ou d’autres entités biologiques telles que les macromolécules) est conceptualisée est importante car elle détermine le chemin à suivre en matière de réglementation et de mesures de sécurité. Et dans des cas tels que l’interdiction de l’édition du génome, il importe que les chercheurs et les décideurs politiques soient sur la bonne voie, car la voie et son potentiel de réussite constituent l’élément central pour contribuer à préserver (ou à gagner) la confiance du public dans la science.
Références