Une exposition à la Cité de l’Architecture à Paris jusqu’au 6 octobre 2014, nous invite à réfléchir sur la transition écologique. Depuis longtemps les architectes se préoccupent du climat. Habitabilité, isolation, ambiance, qualités vernaculaires, sont des termes courants du métier. On peut vivre sans climatisation dans les pays chauds et avec peu de chauffage dans les régions froides. Mais la question va ici beaucoup plus loin.
Elle est celle de savoir si l’architecture, disons le projet architectural, peut être un facteur de la transition écologique, voire un levier véritable de la transformation, pour sortir de la société de consommation et empêcher le rétrécissement de la biosphère.
Ré-enchanter ? Mais de quel désenchantement s’agissait-il ?
Le désenchantement du monde est, lui aussi, une vieille idée. Max Weber en souligna l’importance — die Entzauberung [1] —, au sens de l’abandon des pratiques magiques pour obtenir le salut, et Raymond Aron dans sa longue introduction étend bien le concept en tant que Entzauberung der Welt durch die Wissenschaft (ed. Plon 1959) p 18. C’est la responsabilité de la science qui est posée.
Sans employer le terme, à la fin de sa vie, Ernst Renan était déjà imprégné de cette impression lorsqu’il porta un regard bienveillant mais sceptique sur son propre scientisme de débutant : « La destinée humaine est devenue plus obscure que jamais. Ce qui est grave, c’est que nous n’entrevoyons pas pour l’avenir, à moins d’un retour à la crédulité, le moyen de donner à l’humanité un catéchisme désormais acceptable. Il est donc possible que la ruine des croyances idéalistes soit destinée à suivre la ruine des croyance surnaturelles, et qu’un abaissement réel du moral de l’humanité date du jour où elle a vu la réalité des choses […] Je le dis franchement, je ne me figure pas comment on rebâtira, sans les ancien rêves, les assises d’une vie noble et heureuse » [2] .
L’idée est aussi chez Heidegger qui la relie plus explicitement à la technique, thème approfondi par Jacques Ellul. La rationalité matérialiste nous « arraisonne », nous prend comme une évidente facilité et nous éloigne du spirituel. Même si les religions ne semblent pas perdre en nombre de fidèles, elles s’inscrivent de plus en plus dans des traditions territoriales et ont du mal à se distinguer des communautés qui les portent.
Le désenchantement, en ce sens, est questionnable à l’infini. C’est une préoccupation philosophique surtout portée par des esprits littéraires, qui est fondée sur une vision victorieuse du matérialisme. En vérité, à une telle vision ne peut souscrire un scientifique actif et créatif qui voit la science de l’intérieur avec ses bricolages, ses intuitions, ses atomes pleins d’espaces de Hilbert et d’algèbres de Von Neumann, et ses chercheurs si humains, trop humains, poussés par des fiertés socialement fabriquées…
Le désenchantement dont il est question ici est celui du rapport Meadows.
J’appelle ainsi la version retravaillée de l’analyse prospective du Club de Rome de 1972 qui avait tourné contre elle tous les économistes bien pensants de l’époque et qui fut réactualisée par l’équipe de Dennis Meadows au MIT publiée en 2004 [3]. La planète est finie. Les ressources énergétiques fossiles qu’elle contient sont des accumulations chimiques de l’énergie solaire au cours des âges, elles sont finies aussi. La pollution est un fléau dramatique parce qu’il est très difficile de regrouper ce qui est dispersé, les bactéries travaillent lentement. Les êtres vivants sont des systèmes ouverts (Prigogine) dépendants de conditions physiques très étroites, et maintenant que des espèces supérieures sont progressivement apparues celles-ci sont en interdépendance avec leur milieu. Le développement économique avec une croissance indéfinie est impossible. Les dommages de cette inconscience sont d’ores et déjà apparents et ressentis. [4]
Les économistes avaient raison de penser que c’était grave. Le cynisme de Malthus, ce chrétien haineux, devient aujourd’hui pragmatisme : y a-t-il de la place pour tout le monde?
Il faut changer l’économie. Les observations et les raisonnements que faisaient au dix-neuvième siècle les néoclassiques sur l’offre et la demande, la segmentation du marché (Jules Dupuit) etc. sont pertinentes et leurs perfectionnements au vingtième siècle par les économistes libéraux (Hayek, Friedman, Arrow, Debreu, etc.) également, ils ont clarifié certains aspects sociologiques et moraux et débouché sur l’étape historique majeure de la mise en place des marchés financiers. Mais cette « science » fonctionne comme si elle n’avait à se préoccuper que de la répartition des richesses parmi les agents, quelle que soit la situation dramatique dans laquelle la société se trouve du fait des dommages faits au contexte. Ça, elle ne s’en occupe pas, ce n’est pas constitué de biens marchands. Cela peut durer indéfiniment, même si le climat se déchaîne et si les océans deviennent des cloaques, l’économie se présentera toujours épistémologiquement comme l’étude de la répartition des richesses.
Georgescu-Roegen et bien d’autres ont réclamé qu’on développe une vraie réflexion sur tous les systèmes d’échange, de production, de recyclage pour lutter contre l’entropie croissante due à la dispersion. C’est commencé, mais on se rend compte que le développement durable est beaucoup plus difficile et contraignant qu’on ne l’imaginait lors du Sommet de la Terre à Rio en 1992. Ses trois piliers, environnemental, économique, social, se sont déjà à moitié effondrés. Le tournant a été la conférence de Copenhague de 2009 où l’on a vu que les enjeux globaux ne sont assumés par personne.
Le ré-enchantement recherché est celui d’une société vivante qui soit aussi durable.
Faire que « développement durable » ne soit pas un oxymore. Le problème du terme de « développement » est qu’il a un passé productiviste marqué par des luttes sociales biséculaires qui ont forgé la vision que c’est le seul moyen de transfert des richesses par le travail. C’est une ligne qui fracture la gauche. Typiquement en France entre Jean-Pierre Chevènement et Europe Ecologie les Verts.
Pourtant c’est possible, le vivant n’est pas condamné à l’autodestruction, on le voit bien dans la nature insulaire ou par l’exemple des peuples d’Amazonie. Tim Jackson a plaidé pour une prospérité durable [5]. Son ouvrage montre néanmoins que prospérité ne peut plus alors vouloir dire la même chose que chez Adam Smith ou Karl Marx. On arrive nécessairement à l’idée qu’il y a plus que l’économie à changer, c’est le thème du dernier livre de Bernard Perret [6]. Les mentalités aussi doivent évoluer vers un nouveau mode de vie et de rapport à la nature. Mais est-ce possible autrement que par un long processus historique qui risque d’être l’occasion de violences cette fois-ci sans merci ?
Les architectes peuvent-ils être des acteurs privilégiés de la transition ?
Le livre associé à l’exposition coordonné par Marie-Hélène Contal nous donne plusieurs témoignages qui vont dans ce sens et qui confirment, que oui, du côté des architectes, il y a un mouvement, une sensibilité active, qui sort des références et des valeurs économiques standard.
« Bien entendu, écrit Philippe Madec, l’architecture ne connaît pas le sens de la vie, mais [et je ne sais toujours pas par quel art?] elle en détient/complice/le secret de son installation […] installer c’est couler dans le lieu un sens passant : c’est-à-dire la vie ». « Mon métier sert à associer un peu d’humanité à un peu de matière ».
Gilles Debrun place l’architecture dans le cadre de l’anthropocène dans la mission d’éviter un effondrement à la Jared Diamond. Et Teddy Cruz, quant à lui, voit une réorientation de l’activité même de l’architecte. » Nous sommes confrontés, écrit-il, à une crise urbaine majeure. Toute discussion sur l’architecture qui ne commence pas par le déséquilibre entre les enclaves de richesse et les secteurs de marginalité ne fait que perpétuer une conception stérile de l’architecture. Les réalités sociopolitiques pressantes dans le monde et les conditions de conflit ont redéfini le territoire de l’intervention [architecturale] » et dans une vidéo il ajoute « Ces dernières années la pratique architecturale s’est élargie. Nous ne voulons pas tous bâtir des bâtiments. Certains veulent bâtir des situations, de nouveaux processus qui sont extérieurs aux projets et à l’architecture. Ils explorent ces domaines pour les réorganiser. Qu’il s’agisse de processus politiques, de modèles économiques ou de liens sociaux, on peut trouver de nouveaux terrains sur lesquels on peut développer une architecture expérimentale. C’est ce qui m’intéresse : comment des systèmes formels ou esthétiques peuvent refléter ou faire écho a de nouvelles structures économiques et politiques. C’est ce rapport entre le politique et l’habitat. Les deux sont indissociables. Ces derniers temps les processus ont été subordonnés aux aspects politique et économique d’un programme avant tout néolibéral. C’est ce programme qui fixe les limites de ce que les bâtiments peuvent être ».
Seulement tous les visiteurs de cette exposition vont se demander bien naturellement si ces architectes ne visent pas un peu au delà de leurs forces, au delà de leur rôle raisonnable ? La situation ressemble étrangement à celle portée par le philosophe Edmond Husserl en 1936 lorsque dans un célèbre essai intitulé « La crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale », il écrivait « Notre histoire ne se dresse pas seulement devant nous comme quelque chose qui est par soi-même nécessaire, mais comme quelque chose qui, à nous philosophes d’aujourd’hui, nous est confié. Nous sommes en effet précisément ce que nous sommes en tant que fonctionnaires de l’humanité philosophique moderne, en tant qu’héritiers et co-porteurs de la direction du vouloir qui la traverse entièrement » ainsi que « la responsabilité tout à fait personnelle qui est la nôtre à l’égard de la vérité de notre être propre comme philosophes, dans la vocation personnelle intime, porte en soi la responsabilité à l’égard de l’être véritable de l’humanité. »
Les philosophes n’ont pas soutenu cette responsabilité et il faut saluer Paul Feyerabend d’avoir la simplicité de dire que cette grandeur d’âme outrepasse ses droits : « Vous pouvez être d’accord avec cette citation. Je pense qu’elle prouve une ignorance stupéfiante […], une suffisance phénoménale (existe-t-il un seul individu possédant suffisamment de connaissances sur toutes les races, les cultures, les civilisations pour se sentir capable de parler de “l’être véritable de l’humanité” ?) et naturellement un mépris de taille pour quiconque vit et pense autrement ». [7]
C’est ce que l’on pourrait penser lorsqu’on lit dans l’ouvrage cité « En ce sens, architecte, je poursuis un projet collectif de conscience » (Philippe Madec) ou encore « Chacun de nos actes architecturaux est un acte politique. A nos yeux, l’architecture n’est de qualité que si elle s’inscrit dans un urbanisme soutenable. Pour tenter modestement de faire évoluer le monde, Il s’agit aussi de propager afin de susciter la prise de conscience et l’adhésion sans contrainte, de donner envie par l’exemple et de provoquer des changements volontaires des comportements » (Gilles Debrun).
Je pense que néanmoins la direction donnée par ces initiatives est beaucoup plus intéressante que de simples alertes lancées par des « fonctionnaires de l’humanité philosophique moderne » même si celles-ci étaient fondées sur des craintes justifiées.
L’habitat est au cœur du problème de la transition écologique.
L’appartement, la maison c’est le quotidien, et, partout dans le monde, la ville, le rapport aux éléments naturels. L’air qu’on respire, la nourriture qu’on prépare, les vêtements que l’on porte. L’habitat marque ce qui est nécessaire ou superflu.
Certes il subsiste une architecture pour plaire au prince, aujourd’hui pour plaire aux grands de la finance (Gehry, etc. voir dans ce blog l’architecture-pavane) qui sont les princes mécènes du néolibéralisme. Mais c’est secondaire, contrairement aux apparences, l’essentiel est ce qui est fait de la condition des femmes, en particulier dans les mégapoles où les populations s’agglutinent, afin de savoir si elles peuvent porter un enfant dans un monde vivable.
En plus, il faut dire aussi que le projet architectural est un exercice ouvert. Un des rares qui soit accueillant
– aux diverses matières et techniques disponibles,
– aux gens, aux usagers, aux décideurs, aux élus, etc. (voir, par exemple, le numéro spécial de AMC intitulé Proximités associé également à une exposition à la Cité de l’architecture),
– et aux savoirs de toute sorte, traditionnels ou récents.
C’est l’inverse du management, ou du marketing, qui sont des techniques fermées selon la rationalité du profit.
L’habitat, c’est aussi la preuve, si on y réfléchit bien, que la transition est possible sans imposer la misère à des milliards d’individus. Péguy pensait qu’on peut vivre avec peu sans être misérable, et dignement, il attribuait même une vertu à la pauvreté en ce sens, c’est très actuel : « Bien se loger dans une petite maison de pauvreté ». [8]
[1] Max Weber Les fondements de l’ascétisme religieux, Chap. II§I
[2] E. Renan, préface de 1890 de L’avenir de la science (1948).
[3] Meadows D. et al., Limits to Growth the 30-year update Earthscan 2004.
[4] Voir le joliment rédigé petit livre de Stephen Emmott 10 Billion Penguin 2013 recensé sur ce blog.
[5] Jackson Tim, Prospérité sans croissance, Etopia, De Boeck, 2010.
[6] Bernard Perret, Pour une raison écologique, Flammarion 2011 recensé sur ce blog.
[7] P. Feyerabend, Adieu la raison, Le Seuil, 1989.
[8] Charles Péguy L’argent Gallimard 1932.