Je suis frappé par le silence de la littérature mathématique sur les motivations. Si nous tournons notre regard vers l’architecture qui est aussi une activité de création sous contraintes, les choses sont bien différentes. Elles ont toutes deux leur utilité sociale, chacune à sa manière. Mais la question « Quelle architecture faire ? » est au centre de l’enseignement de l’architecture. La fameuse pédagogie du « projet » qui occupe la majeure part du temps des étudiants et qui ne se ramène pas à des savoirs académiques fut une des réclamations des enseignants d’architecture pour faire respecter une spécificité des études architecturales lors de la mise en place des Ecoles Doctorales en France au début des années 2000.[1]
Mais elle est aussi la matière permanente des publications d’architecture. Les architectes situent leurs œuvres dans un paysage social où elles s’insèrent comme une réponse à une problématique. S’agit-il de faire profiter les classes populaires d’un habitat confortable et bien situé dans la cité ? D’exprimer par les choix techniques le symbole d’une société en progrès technologique ? De proposer une solution induite par le problème urbain : en s’insérant sans rupture dans la ville existante, en proposant des solutions énergétiques généralisables durablement ? Etc. Comme toute innovation l’architecture est légitimement jugée sur le choix de la problématique et non seulement sur sa solution. On a parlé récemment de Le Corbusier à Firminy, autant l’église et la maison de la culture y sont des réussites splendides autant l’unité d’habitation est une erreur majeure qui décèle une conception inacceptable de la relation au paysage naturel et urbain.
Les mathématiques possèdent également une variété de relations au social ainsi qu’en témoignent les diverses « philosophies » qu’elles ont suscitées sur lesquelles pourraient s’appuyer des débats didactiques et heuristiques éclairants pour les jeunes[2]. Mais l’usage a été traditionnellement de faire confiance aux motivations d’un maître, grand professeur ou chercheur brillant, et de commencer en travaillant des questions qu’il a posées puis en poursuivant en s’appuyant sur cette légitimité, en laissant impensé son contexte. Cette coutume, très élitiste finalement, car pleine de non-dits, a le défaut d’être aussi très vulnérable aux changements institutionnels.
Et c’est ce qui s’est passé avec la quantification et le classement des revues, des chercheurs et des laboratoires durant la décennie 2000. L’institution universitaire et les modalités de l’aide publique et privée à la recherche ont pris la place de la réflexion sur les motivations. La conquête était facile, le lieu était inoccupé. Bien des chercheurs en sont gênés maintenant, mais la chose est difficile à défaire. Au contraire le chercheur devrait assumer une direction du service qu’il essaie de rendre à la société.[3]
[1] Cf. N. Bouleau « L’esprit et le contenu du doctorat en architecture »
in Vers un doctorat en architecture, Ministère de la Culture et de la communication, 2005 et « Le processus créatif entre hasard et signification en mathématiques et en architecture » http://halshs.archives-ouvertes.fr/halshs-00782047
[2] Notons en quelques unes. Les réalismes : platonisme (René Thom), réalisme dialectique (Bachelard), réalisme cérébral (J.-P. Changeux). L’intuitionnisme (Brouwer, Hermann Weyl). L’esthétisme (Hardy). Le formalisme (Russell). Le structuralisme (Albert Lautman, Bourbaki). Le faillibilisme (Lakatos). Etc.
[3] Une recherche « de plein air » selon l’expression de Michel Callon et non « confinée ». Cf. M. Callon, P. Lascoumes, Y. Barthe Agir dans un monde incertain, essai sur la démocratie technique, Seuil 2004, et N. Bouleau « Enchanteurs et désenchantés » Natures Sciences Sociétés 17, 1 (2009) 440.