Je partirai d’un événement récent qui est plus qu’un fait divers car il montre comment les activités scientifiques font l’objet d’un discours politique qui soulève des questions épistémologiques majeures.
La cour d’appel de Colmar vient de relaxer les 54 faucheurs qui avaient saccagé en 2010 les vignes transgéniques que l’Inra avait planté dans le cadre réglementaire mais qui néanmoins étaient en plein air, à tous vents et visitables par les insectes, les rongeurs et les oiseaux de l’endroit.
Cette façon de respecter la lettre du droit mais non le fond et d’engendrer ainsi des faits accomplis est un des problèmes majeurs des OGM, car tout le monde a compris que plus il y aura d’OGM un peu partout et plus il sera difficile de faire valoir la nécessité d’une protection. La cour d’appel de Colmar a jugé sur le fond.
Du coup onze responsables d’organismes publics, de recherche, d’enseignement et de vulgarisation, ont réagi, solidaires de l’Inra, dans un communiqué rendu public : pour faire valoir les menaces qui pèsent sur la science après de telles décisions de justice. De même que lors de l’appel de Heidelberg, de triste mémoire, l’argument d’autorité est évident. Mais ce qui nous intéresse ici est la façon de présenter la science lorsque des conflits sociaux mettent en cause ce que font les chercheurs : on brandit toujours l’argument que le progrès scientifique est menacé.
C’est ce que les médias retransmettent. En 2006 déjà le cloneur de la brebis Dolly confronté à des difficultés pour poursuivre ses recherches vers les hybrides humains-animaux à cause d’un rapport du Conseil Ecossais de Bioéthique Humaine qui soulevait « de fortes objections morales à créer des ‘entités’ mi-humaines mi-animales » plaidait sa cause selon le même registre : « en présentant sous un jour négatif nombre d’opportunités de recherches, ce rapport risque de limiter le progrès scientifique ».
Au cours d’un débat le 27 mai dernier sur France culture relatif à l’affaire des vignes saccagées, J.-L. Salzmann président de la conférence des présidents d’université et signataire du communiqué voulut recadrer le problème clairement en s’appuyant sur un épisode crucial de l’histoire des sciences, il déclara : « le pape avait une pensée quand il a condamné Galilée, c’était juste une pensée qui n’était pas scientifique ».
C’est le lieu commun, malheureusement la vérité historique est différente.
La science cache ses manières peu scientifiques
Lorsque Galilée est accusé puis jugé par l’Eglise en 1633, la mécanique newtonienne n’existe pas. La notion de force n’est pas clarifiée, encore moins sa relation à l’accélération. La dispute porte donc sur la description cinématique du mouvement des astres. Sans doute la cardinal Bellarmin accusateur, était-il peu ouvert aux idées nouvelles, certes, mais ce qui est fondamental à comprendre c’est que néanmoins la science était de son côté.
Aujourd’hui nous savons que les descriptions cinématiques sont parfaitement interchangeables et qu’il y en a une vue de la Terre, une vue du Soleil, une vue de Mars, de la Lune, etc. Et pour ce qui est de leur précision, à l’époque c’était évidemment le système géocentrique de Tycho Brahe fondé sur le système des cycles et des épicycles qui était de loin beaucoup plus précis que le système de Copernic avec des cercles centrés sur le Soleil.
Alors quelle est donc la nature de la vision de Galilée qui est pourtant bien celle qui nous est restée ? Où est l’erreur ? La position de Galilée n’est que du « ressenti » ni plus ni moins. La science précise, calculatoire, sérieuse, est celle du grand observateur danois Brahe qui perfectionne le système de Ptolémée centré sur la Terre. L’interprétation de Galilée tirée de Copernic n’a aucune légitimité scientifique, c’est une conviction, une croyance induite de l’observation des satellites de Jupiter dans la lunette. Et comme l’Eglise considère qu’elle a le monopole des croyances et que la science doit rester au niveau de la description des faits, Galilée est condamné.
J.-L. Salzmann se trompe donc gravement dans son affirmation et trahit par cette méprise qu’il défend une pratique et non la science. Ce qui, dans le cas des vignes génétiquement modifiées, est peut-être lié au fait qu’il a été fondateur de la société Genopoietic SA société de biotechnologie spécialisée dans les thérapies géniques maintenant rachetée par une entreprise américaine.
L’épisode de Galilée montre que la science est faite de matériaux peu nobles. A cet égard Feyerabend voit juste, Thomas Kuhn les a habillé du joli costume de paradigmes, mais ils sont de la même étoffe que ce dont on se détourne avec mépris en parlant de ressenti, d’impression, de fiction, etc. C’est la grande fécondité de l’interprétation la chose la plus difficile à accepter en épistémologie (voir sur ce blog l’article Le talent interprétatif condition de la connaissance).
On aimerait que la science ne soit faite que de questions posées au réel et avance par les réponses fournies par l’expérimentation. C’était la position des néopositivistes du Cercle de Vienne au début du 20ème siècle avec leurs « protocoles expérimentaux » et leurs « règles de correspondance ». Cette conception purifiée où l’on produit du savoir sans que l’auteur de ce savoir soit impliqué de quelque façon que ce soit, est une idée largement dénoncée durant tout le courant du 20ème siècle mais encore présente dans l’esprit de nombreux responsables qui affichent une position de scientifique.
En particulier lors de mise en cause sociale ils ont besoin d’affirmer l’innocence de leur démarche. A cet égard la suite du propos de J.-L. Salzmann est étonnante d’ingénuité : « nous estimions être libérés de, on va dire de l’obscurantisme par la Révolution française par le siècle des Lumières protégés par la loi et en tant que fonctionnaires protégés par tout un appareil d’Etat nous sommes désemparés ».
Il s’agit d’une conception de l’activité de recherche dans laquelle le chercheur est complètement déresponsabilisé, il est « protégé par tout un appareil d’Etat » ce qui signifie qu’il peut oublier tranquillement toutes les influences de cet appareil sur ses choix de recherche, toutes les motivations induites par son milieu social, en un mot tout l’intérêt qui anime son activité. C’est l’image néopositiviste de la recherche comme trouvailles faites par hasard que j’ai plusieurs fois dénoncée (cf Risk and Meaning, Adversaries in Art, Science and Philosophy Springer, 2011). Aujourd’hui elle est réfutée aussi bien par l’épistémologie des penseurs de gauche que de droite. Les premiers montrent que cette façon de laisser les chercheurs le nez sur leurs appareils et les yeux sur leurs ordinateurs en les tenant par un système de ranking généralisé permet à l’économie libérale de filtrer les idées qui lui rapportent du profit et de délaisser les sujets collectivement coûteux (pollution, déchets, etc.), les seconds au contraire dénoncent la spécialisation disciplinaire de cette recherche académique alors que la new production of knowledge devrait se faire par des groupes de compétences variées (chercheurs, industriels, sociologues, avocats, etc.) où chacun est en situation intéressée de sorte que les problèmes posés n’émanent pas seulement de la curiosité d’individus spécialisés.
Mais la question philosophique fondamentale est celle du rôle du sujet dans la fabrication de connaissance. Là il faut reconnaître à Jacques Lacan la pensée la plus profonde. Il a pointé à maintes reprises la fausseté de cette sorte d’esquive où le savoir viendrait du ciel comme ça. Sans faire ici de psychanalyse nous devons restaurer la fierté du chercheur, il doit relever et souligner pour lui-même et pour son entourage tous les choix que pose son métier, le laboratoire est un lieu collectif où les orientations doivent être choisies aussi en fonction de tous les registres de la vie et de la politique, on assume des directions d’investigations explicites et, en cas de désaccord on change de laboratoire.
Ulrich Beck a fort bien noté la bulle aujourd’hui formée par la recherche scientifique qui perturbe le monde par la technique, elle-même bouleversant le social, lui-même déléguant l’innovation aux chercheurs, eux-même protégés par les Lumières et par la loi. Le problème est que le fait que la recherche soit publique et faite par des fonctionnaires ne garantit pas du tout aujourd’hui qu’elle traite en priorité les problèmes collectifs. On voit bien le résultat de la mondialisation et du bench marking au niveau universitaire : la dégradation du climat et de la biodiversité continue alors qu’elles sont dénoncées depuis longtemps maintenant. Il y a une incapacité flagrante à s’échapper des intérêts économiques qui tirent toujours vers le compartimentage et le court terme.
En tant qu’ancien je lance un appel aux jeunes chercheurs : en thèse, en post-doc, prenez le temps de réfléchir sur le rôle qu’on veut vous faire jouer en vous mettant dans des systèmes de fierté fabriquée, tachez de déterminer où sont les plus grandes difficultés pour la société de demain, c’est à celles-là qu’il faut contribuer.