Pour lutter contre le changement climatique nous avons atteint un stade où il faut changer les mentalités et trouver le moyen d’influencer en priorité ceux dont l’action a un impact.
En matière de climat, chacun peut aisément se souvenir combien les débats se sont déplacés. Pour ma part un point de comparaison facile est un colloque dans l’organisation duquel je m’étais impliqué qui s’était tenu les 28 et 29 novembre 1996 à l’École des Ponts, alors située rue des Saints Pères, dont l’ambition était de montrer que les responsables de l’administration de l’Équipement en France étaient conscients de la responsabilité que l’effet de serre faisait porter sur les décisions relatives à l’aménagement du territoire, aux transports et plus généralement à l’économie et à l’usage d’énergie fossile. Les intervenants représentaient les scientifiques modélisateurs (André Berger, Robert Sadourny, Benjamin Dessus, etc.) des économistes et chercheurs des sciences humaines (Pierre-Noël Giraud, Hervé Le Bras, Philippe Roqueplo, Jean-Charles Hourcade, etc.) et des personnalités politiques dont Michel Rocard qui avait conclu les deux journées d’exposés et de débats par un discours prudent mais optimiste.[1]
Sur les facteurs déterminants de l’évolution prévisible, le concept de « développement durable » qui avait été structurant quatre ans auparavant à la conférence mondiale de Rio, ainsi que l’idée de « découplage » entre les consommations énergétiques et la prospérité économique, n’étaient pas remis en cause. Par ailleurs un grand nombre de faits qui sont maintenant avérés avaient été bien diagnostiqués et anticipés. Mais d’autres phénomènes, plus incertains, n’étaient pas mentionnés, par une sorte de prudence méthodologique des scientifiques sur les affirmations qui ne résultaient pas encore de faits effectivement mesurés, comme le dégel du permafrost et les menaces de diffusion de bactéries ancestrales dans l’environnement. D’une façon générale les scientifiques étaient beaucoup moins alarmistes qu’aujourd’hui. Tout le monde misait sur une réactivité forte des décideurs politiques. On considérait les climato-sceptiques comme un épiphénomène, qui serait vite résorbé, une critique à laquelle, au fond, il était naturel que se confronte toute démarche scientifique.
L’adaptation a nettement pris le pas sur la réduction.
Aujourd’hui vingt-cinq ans plus tard, la réalité des dommages et leur brutalité nous met devant une situation, encore entachée, certes, d’incertitude, mais certainement très dégradée et irréversiblement. On a sous-estimé l’habileté des faiseurs de doute lorsqu’ils sont mus par de puissantes forces économiques. Et surtout tout le monde s’est trouvé piégé par la forme même du jeu collectif à intérêts divergents où, de quelque façon qu’on prenne le problème, chaque nation a avantage à développer le plus possible son économie pour se trouver dans la moins mauvaise situation quand les dégâts ravageront réellement le cadre de vie.
Il y a dix ans Rob Hopkins initiateur du mouvement des villes en transition écrivait déjà : « Si vous ne trouvez pas la situation effrayante, c’est que vous n’avez pas encore bien compris ». Non seulement le stock de CO2 dans l’atmosphère ne diminue pas mais ce qu’on y ajoute chaque année augmente. On a vraiment l’impression d’une incapacité de l’humanité telle qu’elle est actuellement organisée, sous l’ordre de l’économie de libre-échange avec quelques variantes.
Incontestablement dans les pays riches l’économie devient un peu plus verte. Mais avec beaucoup d’ambiguïté, d’habillage, et le plus souvent sans tenir un compte complet des émissions que les nouveaux procédés entraînent.
Des mesures structurelles sont sûrement utiles :
D’abord l’extension de l’action modélisatrice du GIEC en un véritable tableau d’indicateurs environnementaux collectés, suivis, rendus publics et comparés aux objectifs raisonnablement accessibles. Autrement dit la fabrication d’une information performative que les marchés financiers ne peuvent pas fournir en raison de leur structure même. Il s’agit non pas d’envisager une économie mondiale dirigée, mais simplement de diminuer les incertitudes sur le moyen terme par l’effet d’une annonce étayée le plus scientifiquement possible. Ensuite mettre en place une tarification plus stricte du carbone, la gestion des droits d’émission étant notoirement trop laxiste lorsqu’elle existe. Également développer des politiques environnementales régionales entre groupes de pays soumis à des contraintes conjointes ou réciproques. Donc de nouvelles lignes directrices pour le FMI et la Banque mondiale.
Mais des actions visant à modifier les mentalités apparaissent aussi indispensables
Les mesures structurelles internationales misent sur un changement des politiques des grandes institutions mondiales ou multilatérales. Seulement lorsque ces institutions sont capables d’initiatives volontaristes c’est toujours jusqu’à présent en se conformant à une vision classique du progrès économique, vision fondée depuis au moins deux siècles sur l’individualisme méthodologique souligné par les économistes eux-mêmes et maintenant enraciné dans les comportements quotidiens. « La fourmi n’est pas prêteuse » ce fut rappelé à la Grèce par l’Euro-groupe en temps utiles.
Dès lors on comprend mieux le bien fondé et la pertinence d’attirer l’attention des médias sur ce que la gestion optimale des budgets fait oublier : les problèmes globaux au-delà de ce qui préoccupe chaque famille, chaque entreprise. Les actions spectaculaires de militants destinées à orienter les médias sur un problème, par exemple comme celle de pénétrer dans le siège du Crédit Suisse à Lausanne (22 novembre 2018) en tenue de sport et d’y jouer une partie de tennis pour pointer le fait que Roger Federer place son argent dans une banque qui aide les puissances pétrolières, ces actions ont leur valeur pour sensibiliser le grand public. Elles sont cependant chargées de lourdes conséquences juridiques pour les activistes. En l’occurrence cette action à Lausanne, après un acquittement en première instance, a fait l’objet d’une condamnation en appel, la nécessité et l’urgence de la cause ayant été appréciée différemment. Au demeurant elle est extrêmement intéressante par le changement de registre qu’elle utilise. Il ne s’agit plus seulement de faire un show devant la Joconde mais d’impliquer un personnage célèbre en révélant ses liens avec une grande institution financière qui continue le business as usual dans les énergies fossiles. Le message souligne l’impératif de responsabilité des élites et dénonce l’absurdité d’une coutume de neutralité morale du placement de l’argent.[2]
Dans le système d’économie libérale actuel où se situe vraiment l’irresponsabilité ?
Il y a dans le fonctionnement de l’économie, dite de libre échange, une dissimulation tout à fait ordinaire et vue comme normale qu’il est indispensable de questionner si l’on veut prendre le chemin de comportements économiques réellement nouveaux : l’actionnaire individuel n’est pas responsable de ce que les entreprises font de son argent, il a même une complète immunité juridique. Il prête, en choisissant à quel emprunteur, mais ce que fait celui-ci ensuite, il n’en répond pas. Actuellement on sait à peu près qui sont les très gros actionnaires publics et privés, mais les individus eux-mêmes sont protégés par les usages professionnels des banques.
Ce système remonte au début du capitalisme, cependant Max Weber dans sa célèbre étude sur le rôle des puritains protestants souligne leur mode de vie et leur talent à discerner les bons investissements sans insister sur le secret de leur comptabilité. Cela est devenu aujourd’hui une question centrale car cette curieuse coutume permet aux détenteurs de valeurs mobilières de vivre dans une sorte de schizophrénie où l’on poursuit l’encouragement des entreprises les plus profiteuses des ressources naturelles tout en tenant un discours écologique dans sa vie professionnelle. Il s’agit d’un véritable encouragement au green washing et à ce qu’on appelle les faux dévots de l’écologie.
Évidemment la prise de conscience de ce problème doit faire son chemin au niveau international. Je pense en particulier aux classes fortunées des pays pauvres qui placent leur argent dans les entreprises les plus rentables des pays riches, permettant à ceux-ci de perpétuer leurs déficits, au lieu de dynamiser les entreprises vernaculaires.
L’évolution probable est difficile à décrire tant la transition dans laquelle nous sommes entrés est chaotique. Mais plusieurs visions s’accordent à penser qu’une séparation du monde pourrait se creuser entre deux catégories sociales spatialement imbriquées, l’une formée des possesseurs de patrimoine et l’autre soumise à des contraintes quotidiennes de survie. Notons que l’irresponsabilité peut perdurer si on ne la dénonce pas.
L’exemple des parrainages pour la présidentielle
La divulgation publique des parrainages exigée pour les présidentielles en France a représenté une contrainte considérable pour les candidats extrêmes, notamment parce que les élus locaux, accablés de responsabilités non souhaitées, ne veulent pas être catalogués dans des groupes radicalisés. Le problème est ici différent mais cet exemple montre quelle efficacité peut avoir une pression morale bien ajustée. L’objectif n’est pas de faire une chasse aux sorcières mais d’inciter les investisseurs à vérifier l’activité des entreprises où ils placent leur argent. Ce travail d’information et d’examen est normal et intéressant en soi y compris d’un point de vue strictement économique.[3]
D’ailleurs si on se place du point de vue d’Adam Smith en considérant que ce n’est pas pour faire le bien que le boulanger fait du bon pain mais pour la bonne marche de sa boulangerie, on voit mal comment on pourrait diminuer les rejets de CO2 en conservant la dissimulation des identités des investisseurs. Bien bête celui qui ne placerait pas son pécule là où il est le plus rentable.
Bien des commentateurs ont noté la myopie du capitalisme incapable de voir le long terme autrement que par des courts termes successifs. Enraciné dans le profit, portant l’adage « un tiens vaut mieux que deux tu l’auras » au rang de principe fondateur, il scotomise tout ce qui est lent. C’était la leçon de la grenouille d’Al Gore. Il ne voit pas le déclin de la biodiversité. Il ne voit pas non plus que l’agitation, la volatilité, peut dissimuler une dérive dont l’effet ne se constate qu’au vu de dommages irréversibles.
Cela tout le monde le sait et depuis cinquante ans que l’on s’accorde à y voir une des causes de la dégradation de l’environnement deux attitudes se font face. Pour les uns il faut abandonner le capitalisme, tourner la page, ce qui veut dire refaire la révolution mieux que celle d’octobre 1917. Les autres se méfient avant tout de cette vision théorique qui pourrait être un engrenage infernal, bien pire que ce qu’on veut éviter.
De sorte que les affaires continuent bon an mal an comme avant, chacun essayant de se protéger par un individualisme dissimulateur de comportements contraires à la préservation du cadre de vie.
Le fait que les placements de la catégorie sociale qui peut investir soient transparents n’empêcherait pas l’économie libérale de fonctionner ni de faire d’autres reformes.
[1] Cf. Annales des Ponts et Chaussées n°79
[2] Cf. D. Bourg, C. Demay et B. Favre, Désobéir pour la Terre, Défense de l’état de nécessité, PUF 2021.
[3] L’article L 511-33 du code monétaire et financier est à modifier. Pour que « l’effet parrainage » opère il n’est pas nécessaire que les montants investis soient rendus publics mais seulement les intitulés des placements.