Est-ce que le régime de libre compétition conduit irrémédiablement à ce que les poissons des océans soient pêchés jusqu’à ce qu’il n’y en ait plus ? La question centrale dans cette affaire est de savoir si on voit où on en est. Y a-t-il des indicateurs clairs qui permettent d’instaurer et de faire appliquer strictement une politique de quotas ? Si on ne voit pas où on en est, les pêcheurs continuent comme avant la même lutte difficile de la concurrence qui les élimine d’ailleurs fatalement les uns après les autres.
Plus généralement les marchés financiers permettent-ils de voir où vont les choses ?
Même si on suit les principes tout à fait prometteurs d’Elinor Ostrom en instaurant des règles collectives comme il y en avait tacitement durant la longue période où les terres communales fonctionnaient comme biens communs, par exemple en raisonnant sur les proportions de la ressource globale attribuée à chaque entreprise de pêche[1], il est indispensable de disposer d’une bonne information sur l’état des lieux et de son évolution, c’est-à-dire ici de connaître une estimation de la population des différentes espèces et des répartitions des tailles de façon assez précise pour en déduire les tendances en chaque zone. Il est évident que la mise en œuvre des accords internationaux de Johannesburg (2002) sur le Rendement Maximal Durable et les Aires Marines Protégées, compte tenu de la surexploitation actuelle ne peut avoir des chances d’efficacité que si une bonne connaissance des réserves est entretenue de façon permanente.
Le problème est similaire dans tous les domaines, en particulier en matière d’énergie. Après Copenhague, Cancun, Durban et Rio+20, aucun signe véritable de réorientation des politiques n’apparaît, les émissions de CO2 continuent d’augmenter et les équilibres écologiques voient leur résilience et leurs domaines érodés. Cette inertie est indissolublement liée à l’économie libérale telle qu’aujourd’hui organisée et institutionnalisée. Non pas seulement parce qu’il faut dominer le dilemme des communs, ceci a été dit et redit, mais pour la raison plus grave que les marchés financiers internationaux empêchent de mesurer les tendances de toutes les grandeurs qui seraient utiles au manageur pour réorienter son entreprise comme le voudrait d’ailleurs la doctrine néoclassique.
Voyons cela en reprenant les idées essentielles. L’économie néoclassique est le corps de doctrine élaboré au 19ème siècle autour des travaux de Walras et de Jevons dont le trait caractéristique est la mathématisation de la loi de l’offre et de la demande inspirée des lois de la mécanique et plus précisément de la statique. On élabore ainsi des outils susceptibles de transformer les principes des auteurs classiques Smith, Ricardo, Say, etc., en stratégies et règles comptables pour les entreprises. C’est un programme politique qui se dessine et Walras en est pleinement conscient : « M. P[areto] croit que le but de la science est de se rapprocher de plus en plus de la réalité par des approximations successives. Et moi je crois que le but final de la science est de rapprocher la réalité d’un certain idéal ; et c’est pourquoi je formule cet idéal« [2]. Comme Marx, les néoclassiques voulaient changer le monde et non simplement l’interpréter.
Perfectionnée sur les plans théorique et institutionnel, cette doctrine a enfanté un peu plus d’un siècle plus tard, dans les années 1970, les marchés financiers tels qu’ils fonctionnent aujourd’hui, accompagnés de leurs marchés dérivés pour prendre en compte les aléas selon des idées inspirées des argumentations mathématiques de Arrow-Debreu-Radner. Ils concernent maintenant les actions, les devises, les matières premières minérales et agricoles, les taux d’intérêts, et tout le domaine du crédit depuis la mise en place de la titrisation.
Ces marchés ne ressemblent pas aux marchés tels que les étudiaient Walras ou Marx, où chaque transaction se traduit par un contrat socialement contraignant durant un certain temps comme encore ceux du travail, des produits frais, ou des séjours de vacance. Sur les marchés financiers on peut acheter et revendre en permanence. Ce phénomène, dénoncé par Keynes qui distinguait les spéculateurs à courte vue et les entrepreneurs qui pensent à long terme, a pris une ampleur telle qu’elle a modifiée la fonction économique de la bourse : ces marchés dominent le monde mais sont maintenant en opposition directe aux idées néoclassiques.
Comment est-ce possible, quels sont les termes de ce conflit ?
Black-Scholes contre Walras-Jevons
Le point de doctrine le plus fondamental pour les néoclassiques est l’importance du prix. Il est ce qui est observable, alors que l’utilité ne l’est pas. Le mouvement des prix converge vers l’équilibre selon un processus — les « tâtonnements » chez Walras — précisé par des travaux mathématiques de Arrow-Hurwicz qui ne convainquent pas forcément[3] mais qui se trouvèrent renforcés sur le plan philosophique et sociologique par l’argumentation de Hayek sur les avantages de la décision décentralisée. Par rapport à l’économie planifiée qui nécessite un savoir complet sur tout ce qui se passe, Hayek souligne l’efficacité opérationnelle de l’intelligence distribuée par les prix qui donne à l’entrepreneur juste les informations dont il a besoin pour modifier ses approvisionnements et ses procédés de fabrications lorsque des changements se produisent dont il ignore éventuellement les causes[4]. Diriger les affaires lorsque le contexte change, voici le lieu véritable de la décision économique et, en un mot, ce qui est crucial pour cela c’est le signal-prix. C’est cela que l’entrepreneur doit observer, la lecture des tendances des prix est le tableau de bord de l’entrepreneur néoclassique.
Aujourd’hui les prix sont gouvernés par les marchés financiers, de façon top-down. Le petit agriculteur du Sud vend à un grossiste qui lui impose des prix déduits des cours mondiaux. Un Etat ne peut taxer une ressource épuisable sans faire opérer un contrôle douanier. Etc. Or, il ne peut y avoir de tendance lisible sur les marchés spéculatifs. C’est absolument impossible, par construction. On a besoin de très peu de théorie pour le démontrer. Il n’est pas nécessaire d’invoquer la théorie de l’arbitrage encore moins celle de l’efficience, il suffit de comprendre la force de l’argument que si une tendance apparaissait clairement, à la hausse par exemple, le prix se modifierait instantanément pour en tenir compte.
Certains ont pensé que l’existence même des spéculateurs prouvait qu’ils ont en moyenne du profit à spéculer et que par conséquent ils sont capables de lire les tendances. C’est un argument avancé par Grossman et Stiglitz en 1990, la spéculation est coûteuse (elle prend du temps et donc des salaires) et elle n’aurait pas lieu si elle n’était pas rémunérée. Il s’agit d’une aporie digne des Eléates : ce sont les spéculateurs qui modifient le marché en rendant la spéculation difficile donc les marchés autorisent forcément un certain profit par spéculation.
Comme pour Achille et la tortue, on passe ainsi à côté de l’essentiel. Avec le même raisonnement en disant que ça coûte aux pêcheurs de partir en mer avec leur bateau et leur équipement, on conclurait que « s’il y a des pêcheurs c’est qu’il y a des poissons ». Ce qui est vrai, mais dissimule le fait que les réserves halieutiques naturelles s’amenuisent dramatiquement.[5]
C’est analogue pour les marchés. La réalité est qu’il existe des équipes spécialisées qui opèrent sur tous les marchés organisés en permanence et à partir de tous les continents pour déceler le moindre arbitrage possible, la moindre viscosité, avec des moyens informatiques et mathématiques considérables. Le résultat de cette situation est que a) de tels profits sont hors de portée des acteurs économiques sur le terrain, ceux-ci n’ont évidemment pas la capacité de faire mieux que les équipes spécialisées, b) les cours sont extrêmement agités car la seule configuration géométrique qui empêche la lecture d’une tendance est le zigzag instantané, et c’est forcément une telle silhouette que prennent les cours des marchés financiers.
Ce phénomène d’agitation qui efface toute tendance est tellement inhérent aux marchés spéculatifs que même dans le cas des ressources énergétiques fossiles tel que le pétrole, où tout le monde sait que la rareté va faire monter les prix, cela ne se voit pas sur le cours du brut. La valeur instantanée a déjà anticipé tous les « attendus » et s’est positionnée à une valeur telle qu’on ne sait pas si ça va monter ou descendre. Au lieu de dessiner une hausse progressive qui va changer les comportements, ainsi que le pensaient Walras, Jevons et Hayek, on va voir une agitation amplifiée par toute information sur de nouvelles sources d’énergie (gaz de schistes etc.) ou sur le tarissement de gisements. Au fur et à mesure qu’on se rapproche de l’épuisement des ressources, les incertitudes, liées aux coûts d’exploitations qui sont eux-mêmes des prix, vont s’accroître et l’agitation devenir encore plus chaotique.
Nous vivons dans un monde fini quant à ses composantes matérielles et ses flux d’énergie, mais cette finitude ne se traduit pas sur les marchés. C’est un point symptomatique du capitalisme tel que l’a configuré la période néolibérale. Les prix ne sont bornés par aucune limite. C’est dû au fait que la complexité des produits dérivés permet à la spéculation de fonctionner comme une loterie. Comment vendre un tableau de Van Gogh 100 millions d’Euros dans un pays où personne ne dispose d’une telle somme pour ce type d’achat ? La vente aux enchères ne convient pas, elle va régler le prix sur le plus offrant. C’est la loterie qui permet ce tour de passe-passe. Si l’on parvient à vendre 10 millions de billets à 10€ chacun, l’affaire est bouclée. Là est la raison qui fait que les prix sur les marchés financiers ne sont pas astreints à rester dans les limites de la « bienséance » économique.
On peut résumer le rôle économique des marchés financiers avec leurs produits dérivés par une loi fondamentale de la finance néolibérale : Les marchés financiers doivent être vus comme un institut de météorologie dont le système de prévision est en panne et qui n’a pas trouvé mieux que de vendre des parapluies, des imperméables et aussi des lunettes et des crèmes solaires, ce qui lui rapporte beaucoup d’argent, mais ne dit toujours pas quel temps il fera demain.
Les tendances ont disparu, et on peut se « couvrir » en achetant des assurances contre les aléas. Le problème, c’est que la disparition des tendances a aussi effacé celles de tous les paramètres qui entraient dans la constitution des prix et cela a des conséquences dramatiques sur l’environnement.
Effets de cette brouille
D’abord l’agitation elle-même est destructrice. Cela a été relevé et analysé à juste titre à propos de la production agricole vernaculaire, le cisaillement des prix empêche le choix de cultures et d’équipement sur le moyen terme et contribue à l’appauvrissement de la petite paysannerie qui vient affluer dans les banlieues des villes. Mais le problème est plus général et touche au cœur de toute politique écologique.
Supposons que nous soyons parvenus, à force de luttes politiques, à faire admettre un prix pour les biens communs et pour les services non marchands, afin de freiner leur dégradation et de tenter leur réparation lorsque c’est possible. Grâce à ces prix des calculs de moindre coût sont possibles pour voir si des biens déjà évalués par l’économie sont préférables au bénéfice naturel ainsi chiffré. Il est clair que sur chaque question précise, sur le moyen de préserver telle espèce dans telle condition, les fluctuations des prix légitimeront des substituts artificiels et la destruction irréversible de sites. Prenons une zone humide marécageuse spécifique en compétition incompatible avec un gisement d’énergie fossile, les deux raretés n’évoluent pas de la même façon. Il y a d’un côté des fluctuations vives et aléatoires pour le cours de l’énergie fossile (dues aux anticipations spéculatives) et de l’autre des ajustements progressifs des calculs de « services écologiques ». Le gisement sera un jour ou l’autre coté au dessus des estimations savamment calculées pour le marais. En internalisant les externalités, en présence des marchés financiers, c’est l’économie que l’on préserve, pas l’environnement.
Cela ne veut pas dire qu’une valorisation forte des biens communs ne soit pas une bonne stratégie, dans les rapports de force actuels et les systèmes juridiques en place. Simplement cela ne peut être une bonne solution que transitoirement. Sur le long terme il faudra nécessairement que la logique économique perde du terrain.
Mais avant que le phénomène d’agitation des prix ne fasse des dégâts par ses valeurs extrêmes, il agit dès maintenant pour dissimuler les tendances. Actuellement les ménages et tous les agents économiques ne voient que les prix et les prix ne révèlent rien quant aux fameux changements que Hayek plaçait au cœur de l’intelligence managériale. Il est tout à fait frappant que les travaux du Club de Rome et les modélisations réactualisées par l’équipe Meadows restent lettre morte. Il s’agit de grandeurs en volume ou en surface, ou selon des indicateurs spécifiques comme l’empreinte écologique, qui ne sont pas chiffrées en dollars ni en Euros. En fait, les tendances exponentielles qui résultent de taux d’accroissement constant et qui ne pourront certainement pas durer indéfiniment, les diminutions des surfaces cultivables, la déforestation au rythme annuel égal à la surface de l’Angleterre, tout cela, on ne le voit pas. L’économie a tous ses indicateurs qui s’agitent depuis trente ans et on a vraiment l’impression d’être en régime permanent.
Le capitalisme en transe
Certains ont vu le capitalisme comme indéfiniment adaptatif grâce à ses « déplacements », et hyper performant grâce à ses méta-outils du bench marking et de l’analyse coût-bénéfice. C’est une tout autre vision qui émerge des contradictions entre le fonctionnement des marchés financiers et les idées économiques néoclassiques. On voit un système handicapé : deux de ses organes principaux ne fonctionnent plus.
D’abord le signal-prix s’est effacé jusque dans les détails des fonctions de production. La finance tient la passerelle du supertanker mondial mais elle n’entend que les bruits qu’elle fait elle-même.
Ensuite, mais nous ne pouvons développer ce point ici, l’économie du crédit, telle qu’organisée actuellement, est incapable de bien allouer les ressources financières. Elle accorde une importance exclusive à un paramètre unique, la durabilité, qui est traduit par des calculs probabilistes élémentaires dans le jeu de la titrisation, et efface l’essentiel de la compréhension des projets et de ce qui se passe sur le terrain.
Comme pour compenser cette paralysie, il y a une hyperactivité fébrile sur certains secteurs encore valides sur lesquels on focalise des espoirs de profit largement fantasmés. Ce sont les NTIC et les anthropotechniques qui font rêver les transhumanistes.
Dans une optique réformiste et constructive on peut se demander si des marchés non spéculatifs pourraient permettre à l’économie mondiale de fonctionner. Pour cela une taxe sur les transactions semble un remède insuffisant, il convient que la notion de transaction elle-même soit réinscrite différemment dans les institutions, qu’elle corresponde à une modification sociale effective qui se traduise sur la durée entre vendeur et acheteur par un lien juridique. Si on ne peut revendre que dans un mois ce qu’on a acheté, par exemple, cela laisse le temps à l’économie d’évoluer, et aux acteurs de prendre en compte les informations en quantité (aires, volumes, masses) sur les denrées non renouvelables. C’est plus proche d’ailleurs de ce que Walras et Jevons pensaient du marché. De toute façon le temps doit intervenir comme marque. L’agitation haute fréquence est une pathologie que personne n’a souhaitée et qu’il faut éradiquer.
D’un point de vue plus écologique à long terme a-t-on une idée de ce qui pourrait rendre possible une économie circulaire? Actuellement l’agriculture industrielle utilisant des doses massives de produits phytosanitaires fournit, évidemment, des céréales et de la nourriture de bétail à des prix très bas qui ruinent les exploitations locales et contribuent à la migration vers les villes. Les mégalopoles s’approvisionnent plus facilement sur les cargos que sur les étales des maraîchers. Comment donner sa chance au modèle des villes de taille moyenne nourries par leur propre région, il devrait pouvoir fonctionner puisque cette organisation a été viable par le passé durant de longues périodes.
Evidemment, et c’est le point majeur dans une réflexion sur le long terme sur lequel débouchait aussi Nicholas Stern à l’issue de son cours au Collège de France, on ne peut envisager une restauration des dégâts environnementaux passés et en cours qu’avec des transferts Nord-Sud importants qu’il a chiffrés en rythme annuel pour les décennies prochaines. A quoi il faudrait ajouter une aide efficace à la formation des enseignants pour influer par l’éducation sur la régulation démographique, tout le contraire de la voie engagée dans la privatisation du monde académique avec le marché des cours universitaires et des enseignants.
Je signale la conférence de l’IDDRI du 25 juin 2013
Des poissons et des hommes: la réforme de la PCP
[1] Elinor Ostrom Gouvernance des biens communs, pour une nouvelle approche des ressources naturelles, De Boeck 2010.
[2] L. Walras «Œuvres diverses», in: Auguste et Léon Walras œuvres économiques complètes, Vol XIII, édité par Dockès P., Mouchot C. et Potier J.-P., Economica 2000 p567.
[3] Cf la synthèse de Leonid Hurwicz, « The design of Mechanisms for Resource allocation » Richard T. Ely Lecture The Amer. Economic Review, Vol 63, 2, 1-60, (1973).
[4] Hayek F., « The Use of Knowledge in Society » The Amer. Economic Review, XXXV, n4, 519-530, (1945).
[5] Au rythme actuel, d’après les publications du Programme des Nations Unies pour l’environnement elles seront épuisées en 2050.