La métaphore du passage du Gois

Le changement climatique dû à l’effet de serre impose une discipline collective pour sauver la planète. Or nous sommes imbibés d’une logique de la compétition qui fait que la grande majorité des humains lutte pour son intérêt économique qui est à courte vue et polluant.
Aussi, à l’époque où les média sont la première force politique, les métaphores ont une grande importance pour faire comprendre au public, sans longs développements théoriques, ce qui se passe vraiment.

La grenouille d’Al Gore
Candidat à la présidence américaine en 2000, battu par George W. Bush bien que majoritaire en voix, en raison du mode d’élection aux États-Unis, Al Gore fut lauréat, avec le GIEC, du prix Nobel de la paix. Il poursuivit son plaidoyer pour la planète par des conférences et un film Une vérité qui dérange où est utilisée la fable qu’une grenouille dans un aquarium dont on élèverait assez lentement la température perdrait le réflexe de bondir dehors.

Un, deux, trois, soleil
En décembre 2009, après un court historique des travaux de modélisation du GIEC et des émissions de CO2 toujours croissantes, j’utilisai la métaphore du jeu d’enfants un, deux, trois, soleil pour dépeindre la logique de la situation. J’écrivais :

Il vaut la peine de passer un mercredi après-midi à regarder les enfants pratiquer
ce jeu subtil. Tantôt le rythme est uniforme « un, deux, trois, soleil » et autorise
une progression régulière, tantôt un revirement brusque « un, … , deux-trois-soleil »,
et la bonne stratégie n’est pas claire. Qui arrive le premier au mur qu’il faut atteindre ?
On a installé les pourparlers sur l’énergie et le climat en un jeu où l’on dit à tout
le monde de ralentir mais où le premier arrivé gagne quand même[1]

En trente ans, depuis le sommet de Rio de 1992, la situation n’a fait qu’empirer et il est évident que l’économie libérale incite à la dissimulation : greenwashing, marchés de compensation complaisants (offset markets), voir sur ce blog Sauver les grands foncteurs de la vie et Second rapport stratégique du Green Finance Observatory .
Il est indispensable au moins de cesser le profit sur la dégradation. Cela veut dire transparence sur les responsabilités. Il faut marteler que la finance a montré son impuissance avec ses solutions vertes soi-disant magiques, elle doit être réformée. Il est techniquement possible de savoir combien émettent de carbone les États et les entreprises, on arrive bien à savoir les PIB et les bilans comptables. Il faut plus de transparence sur les actionnaires. Il est normal que l’État ait suffisamment d’information pour pouvoir moduler ses prélèvements sur les revenus financiers en fonction des progrès faits par les entreprises concernées en matière de rejets.
Cette cacophonie dans la compétition des intérêts débouche sur le grave problème de la généralisation des politiques d’adaptation. Voir sur ce blog  Désastreuse victoire de l’adaptation. Or on peut constater, en France, mais c’est général, que les politiques environnementales sont présentées, débattues, évaluées, critiquées en termes d’adaptation, comme si c’était la seule rationalité disponible.
Et là il nous manque une métaphore, parlante, facile à comprendre pour être audible dans les « tribunes » parmi les palabres des « invités-pour-en-discuter ».

La métaphore du passage du Gois
Le Gois est une chaussée horizontale de 4,150 km entre l’île de Noirmoutier et la côte, largement immergée à marée haute et praticable en voiture à marée basse. L’endroit est charmant, plein de poésie, bercé par le rythme de dame Nature.
Mais imaginons que dame Économie instaure une compétition : elle donne le départ aux coureurs à Noirmoutier à marée montante lorsque la digue est encore sèche. Au début la troupe s’élance joyeusement sans difficulté, et le peloton s’allonge progressivement.
Supposons que les derniers aillent deux fois moins vite que les premiers. Lorsque ceux-ci arrivent à la moitié de la digue les derniers n’en sont qu’au quart, et tout le monde a de l’eau à la hauteur des chevilles.
Lorsque les premiers arrivent au 2/3 de la digue les derniers n’en sont qu’au tiers, et l’eau arrive aux mollets pour tout le monde. La progression commence à être difficile.
Lorsque les premiers arrivent au 4/5 du trajet tout le monde a de l’eau aux genoux, et les derniers n’ont couru que les 2/5, ils n’en sont pas encore à la moitié, ils vont avoir plus de la moitié de la digue à faire avec de l’eau au dessus du genou. Avancer devient très fatigant.
Et les premiers seront arrivés quand les derniers auront encore à parcourir deux kilomètres avec de l’eau jusqu’aux hanches.

Discussion
Je pense que cette métaphore est encore bien en dessous de la réalité.
Cette peinture est assez crédible au début lorsque chacun a de l’eau jusqu’aux chaussures, quand les désagréments sont supportables, à peu près les mêmes pour tout le monde. Mais n’avons-nous pas déjà dépassé ce stade ?
Au niveau géopolitique, entre les nations, la violence de l’économie est impitoyable. Les ressources sont cotées sur les marchés financiers selon les visions des parties prenantes et avec l’agitation paralysante de leur volatilité intrinsèque. Cf. sur ce blog Les marchés fumigènes  Au niveau national, la solidarité s’effrite. Se focaliser sur les politiques d’adaptation est une façon d’oublier ce qui se passe en Afrique, en Amérique latine, en Orient, dans les zones de mousson, là où la température et l’humidité augmentent simultanément.
Il serait plus réaliste de supposer que la digue n’est pas horizontale mais monte depuis le départ jusqu’à l’arrivée et monte même de plus en plus.
La population augmente et la cohérence de la société se détériore. Concrètement des difficultés naissent dans toutes les relations humaines, et s’accumulent parce que les cas particuliers s’entrechoquent et que les usages ne prennent plus en compte le vécu véritable.

Dans ces conditions, les mieux dotés – en avoirs financiers et en savoirs linguistiques et techniques – ont un avantage relatif à ce que ce soit de plus en plus difficile pour tout le monde, puisqu’ils sont les mieux lotis, les plus mobiles et les mieux informés.

La métaphore du passage du Gois est conforme à la philosophie politique de John Rawls pour laquelle je renvoie sur ce blog à l’article Le rêve de Rawls. L’argument fallacieux que la situation est équitable puisque la règle du jeu est la même pour tout le monde, a été réfuté par Amartya Sen. Il devient en tout cas de plus en plus criant que, jusqu’à présent, les mieux dotés ont fait passer leur responsabilité historique après leur analyse coût-bénéfice.

[1] « Un, deux, trois… soleil. Pourquoi les négociations sur le climat sont mal parties »Esprit déc. 2009, pp85-104.

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