Invention ou découverte, ce thème classique de philosophie de la connaissance, qui fut exploré notamment par Michel Serres avec la métaphore du passage du Nord-Ouest et la découverte-invention d’un chemin entre les sciences sociales et celles de la nature,[1] prend une acuité nouvelle avec la biologie génomique.
Psychologiquement l’invention semble « gratuite » alors que la découverte est vue comme le reflet d’une nécessité, du moins a posteriori. Mais la responsabilité sociale et le droit de propriété viennent embrumer cette distinction. C’est là que le brevetage du vivant apparaît comme un élément clé du monde contemporain, trace d’une pensée économique dominante, mais à mon avis décalée par rapport aux problèmes que soulève la biologie contemporaine. Normalement un brevet implique une activité inventive. Découvrir un nouveau gisement ou un nouvel animal dans un récif corallien ne saurait faire l’objet d’un brevet même si cette découverte a occasionné des frais.
La question philosophique « invention vs découverte » se trouve au cœur des disputes juridiques en matière d’OGM. Résister aux discours des lobbies qui visent à conquérir des prérogatives économiquement avantageuses passe nécessairement par une analyse en profondeur des légitimités proférées sur la base d’une « approche scientifique » qu’il faut repenser d’un point de vue épistémologique.
Tout l’art de la propagande consiste à mettre la nature de son côté pour montrer la vertu naturelle des innovations : « nous faisons comme la nature », mais à garder ses distances pour pouvoir justifier d’une originalité fondatrice d’une invention appropriable, donc d’un brevet.
Le retournement de la législation qui a permis de breveter les OGM, et qui a engagé l’humanité dans le laxisme que l’on connaît aujourd’hui, est la décision « Chakrabarty » de 1980 de la Cour suprême des Etats-Unis qui a autorisé le brevetage d’une bactérie OGM sous l’argument qu’elle ne pouvait pas être fabriquée par la nature mais par l’homme uniquement.
A contrario les puissantes entreprises dans le commerce des plantes OGM (Monsanto-Bayer, Dupont, Syngenta) ont fait valoir ces dernières années que les espèces obtenues par mutagenèse (méthodes destinées à provoquer artificiellement des mutations puis à trier les rejetons) devaient être classées hors OGM (donc utilisables sans réglementation) puisqu’elles ne faisaient que ce que la nature a toujours fait. A la suite d’actions en justice d’associations auprès de la CJUE (Cour Européenne de Justice) cette vision a été rejetée par décision de juillet 2018, suivie par le Conseil d’Etat français, modifiant nettement les interprétations adoptées précédemment par le HCB (Haut Conseil des Biotechnologies).[2]
Le débat idéologique est, de plus, biaisé par le phénomène des faits accomplis : les plantes OGM se répandent naturellement et s’hybrident avec les plantes naturelles de sorte qu’un agriculteur peut les cultiver sans le savoir et se trouver en infraction malgré lui aux droits de propriété des brevets.
Ces oppositions se trouvent souvent vécues en ambivalence par les acteurs eux-mêmes dans nos sociétés modernes complexes[3] :
D’un côté la légitimité du droit d’entreprendre avec son cortège de bienfaits économiques solidement reconnus, de l’autre la prudence fondée sur la confiance à l’expérience du temps long de la nature dans ses processus naturels. Ainsi un principe d’innovation trouve des partisans face aux défenseurs du principe de précaution.
La question de la légitimité porte aussi sur la fonction et la mission d’assemblées de sages comme le HCB. Pour les uns son rôle consiste à valider socialement des expérimentations tant que rien ne prouve qu’elles soient dangereuses, et pour les autres il doit traduire les attentes du citoyen qui n’est pas demandeur de risques nouveaux incontrôlés.
Ces ambiguïtés se relient toutes à une certaine conception du savoir et du non-savoir, elles traduisent une attitude de fond incorporée à la pratique scientifique principalement depuis deux siècles où l’ignorance peut être négligée et oubliée.[4] La première chose est d’en prendre conscience.
Une nouvelle guerre, ou disons une nouvelle lutte d’influence, est apparue plus récemment à propos du forçage génétique (gene drive). Elle est sur le point de se traduire dans des textes réglementaires. Et encore ressurgit l’argument que cette procédure a des analogues dans la nature et qu’elle pourrait résoudre des problèmes lancinants comme l’éradication de moustiques porteurs du plasmodium du paludisme et d’autres. Ces techniques s’accompagnent incontestablement de risques environnementaux complexes, impossibles à lister exhaustivement, et de perspectives économiques intéressantes pour les grandes firmes de synthèse biologique.[5]
Historiquement le passage de la synthèse chimique (19ème siècle, Marcellin Berthelot, et al.) à la biologie de synthèse au 20ème siècle est la traduction du fait que les systèmes ouverts qui reçoivent et rejettent de la matière et de l’énergie sont capables de maintenir dans un état de stabilité provisoire de très grands ensembles de molécules. Ces ensembles ne sont pas limités aux assemblages répétitifs comme ceux des plastiques mais susceptibles d’une immense variété. C’est ce que l’on observe dans les systèmes vivants. La biologie moléculaire est née de cette découverte. C’est une techno-science combinatoire fondée sur l’accrochage et le démontage de molécules rencontrées dans la nature. Elle est à un tel stade d’avancement aujourd’hui qu’elle permet facilement de fabriquer autre chose que ce que la nature fabrique dans son processus d’innovation contextuel présent.
Arrêtons-nous un instant sur ce « facilement ». Cela ne signifie pas comme pour la physique classique que les lois découvertes montrent certains effets susceptibles d’être mis en évidence avec des dispositifs expérimentaux perfectionnant ce que les laboratoires et les entreprises savent utiliser ordinairement. Cela exprime une réalité politique : des équipes éparpillées dans des entreprises protégées par des badges, et/ou dans des pays à l’abri de toute ingérence, sont capables d’innover radicalement, c’est-à-dire réellement de construire des assemblages qui ne se trouvent pas dans la nature et même qui n’ont jamais été essayés dans le déroulement de l’évolution depuis la soupe primitive.
D’un côté c’est formidable ! Voici que l’on peut jouer avec la combinatoire constructive des plantes, des animaux et de l’homme. En médecine les projets les plus incertains acquièrent une nouvelle crédibilité. Cela se traduit par un engouement formidable pour ce type de recherche dans le monde entier.
Mais à cette apparente facilité manque un cadre de sagesse. En vérité cette « science » très particulière qui consiste à essayer des combinaisons, est très pauvre en lois générales. Et – c’est lié – très pauvre aussi en universalisme. Actuellement c’est le plus souvent dans le secret que l’on essaie ici ou là des transgénèses, des mutagénèses, des insertions, de recollements, des délétions, etc.
La biologie de synthèse modifie radicalement notre rapport au monde. La formule libido sciendi s’appliquait à une autre science. C’était la science nomologique, formulée par des lois compréhensibles, et non d’un savoir expérimental fait de rencontres fortuites avec le réel.[6]
Le laxisme international vis à vis de la biologie de synthèse qui laisse l’humanité au risque d’erreurs de manipulation de joyeux innovateurs est une confusion entre ces deux types de science. En vérité une telle métarègle, que l’on peut laisser n’importe qui essayer n’importe quoi, est fondée sur la foi en une providence quoi qu’il advienne.
N’abordons pas ici la question des bienfaits ou des méfaits sociaux des religions, sur laquelle tant et tant de choses ont été dites, mais notons simplement que rien ne nous autorise à penser qu’il existe une providence qui gère les artéfacts.
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[1] Voir M. Serres Hermès V, Le passage du Nord-ouest, Paris, Éditions de Minuit 1980.
[2] Cf. Z. Jacquinot « Le Conseil d’Etat règlemente les nouvelles techniques » Inf’OGM n159, p4-5, avril-juin 2020, ainsi que le dossier « Brevets sur le vivant , une épée de Damoclès ? » coordonné par Z. Jacquinot dans le même numéro.
[3] Cf. Beck U., Giddens A., Lash S. Reflexive Modernization, Politics, tradition and aesthetics in the modern social order. Polity press, 1994.
[4] Cf. N. Bouleau « Fascination et exemplarité de l’arithmétique » https://hal.archives-ouvertes.fr/hal-02904949
[5] Voir H. Le Meur « Forçage génétique : naturel ou pas ? » Inf’OGM n° 160, p5-6, 2020.
[6] Cf. N. Bouleau Science nomologique et science interprétative, connaissance de l’environnement, ISTE, 2018.