Au milieu du 17ème siècle, l’alchimie ressemble à ce qu’est aujourd’hui le transhumanisme : des enjeux mirobolants décrits avec un goût d’ésotérisme pour initiés, une prose abondante et obscure à laquelle s’alimentent des bonimenteurs et des expérimentateurs aventuriers.
Newton, comme tous les savants de son temps, est aiguillonné par le contraste entre l’ambition cosmique de certains écrits et les récits de réactions chimiques qu’il peut lui-même vérifier. Dans ses manuscrits non publiés, on voit qu’il a copié soigneusement des passages de divers auteurs plus ou moins fumeux, dont en particulier de Pierre-Jean Fabre (1588-1658) médecin de Castelnaudary, prolixe en alchimie, ayant prétendu avoir réussi la transmutation du plomb en argent en 1627[1]. En revanche il n’est pas sûr qu’aucun de ces manuscrits décrive un stade des connaissances de Newton lui-même[2]. Il s’agit essentiellement de références et de notes prises sur les travaux antérieurs qui décrivent des processus de transmutation. Il est vraisemblable que le découvreur de la gravitation universelle a procédé à des tentatives expérimentales raisonnées de transmutation à partir des vues de ses prédécesseurs, prêt à y trouver d’autres « épaules de géants » si la voie était conclusive. Il n’a rien publié de positif ni de négatif.
On peut penser que le cœur de l’enquête était l’idée de l’essence du métal comme mélange. De façon analogue à ce qu’il avait trouvé dans la lumière à savoir que la lumière blanche se trouve être un mélange de lumières monochromatiques qu’il est possible de décomposer et de recomposer, sujet sur lequel il avait toute certitude et publié de son vivant[3], Newton était probablement motivé par l’être-question poursuivi par les alchimistes de son temps qui consistait à penser le caractère métallique comme une seule essence plus ou moins pure. Le fait que les propriétés des alliages ne sont pas intermédiaires entre celles des métaux mélangés fournissait une piste expérimentale que la dissolution des métaux dans le vif-argent (le mercure) et les fusions et évaporations à chaud pouvaient perfectionner.
A partir des années 1680 (il présente à la Société royale la théorie de la gravitation en 1686) il est probable qu’il eût aimé trouver un agent de la transmutation qui aurait joué le rôle de principe unificateur comme l’était la force d’attraction universelle pour la gravitation. Un certain alliage d’antimoine, le régule étoilé aurait pu être le candidat.[4]
Les auteurs de l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert sont encore préoccupés par la transmutation des métaux. Venel dans les articles « Chymie » et « Hermétique » en parle abondamment en relatant des écrits historiques et faisant part de ses doutes y compris sur la théorie récente de G. E. Stahl (1659-1734). A la difficulté intrinsèque de toute preuve d’impossibilité se surajoute le biais, exploité par la plupart des auteurs, que s’ils avaient vraiment réussi la chrysopée, il tiendraient cette fabrication de l’or dans le plus grand secret, d’où la symbolique hermétique.
Nous sommes aujourd’hui dans une situation un peu similaire avec la spéculation sur les marchés financiers. Le spéculateur heureux, en général, ne dit pas comment il a fait. Cependant d’un point de vue épistémologique la situation est presque l’inverse, car d’un côté on a des travaux théoriques sur les marchés parfaits, efficients, qui montrent que la spéculation y est vaine et illusoire, et d’un autre côté nous observons des profits nettement plus élevés dans le secteur financier que dans le secteur productif.
Je renvoie pour la suite de cette histoire (et pour sa préhistoire) au beau livre de Bernadette Bensaude-Vincent et Isabelle Stengers qui montre comment la chimie s’est constituée en trouvant un champ plus fécond de lois et d’interprétations et en laissant l’alchimie s’évaporer dans l’onirisme, jusqu’à ce que la physique atomique rencontre à nouveau la transmutation dans un contexte différent[5].
[1] Cf. B. Joly, Rationalité de l’alchimie au XVIIe siècle, Vrin, 1992. Le manuscrit MM/6/5 de la Société royale, découvert en 2004, contient un passage copié de plus de mille mots du traité de Fabre Panchymicus, seu Anatomia totius Universi Opus, Toulouse, Bosc 1642.
[2] Un texte que Betty Dobbs considérait comme reflétant un état des connaissances de Newton (B. J. T. Dobbs, The foundations of Newton’s alchemy: or ’The Hunting of the Greene Lyon’ Cambridge University Press, 1975) est connu maintenant pour être une copie de la main du maître d’un manuscrit de George Stackley, Cf. J. T. Young « Isaac Newton’s alchemical notes in the Royal Society » 22-1-2006. DOI: 10.1098/rsnr.2005.0117.
[3] C’est en février 1672 que Newton fit part à la Société royale que les couleurs étaient dues à la réfrangibilité inégale des rayons de lumière. Ce qu’il décrira en 1704 dans son Optique en ces termes « La lumière du Soleil est composée de rayons différemment réfrangibles. A chaque degré de réfrangibilité correspond une couleur déterminée, et à chaque couleur correspond une réfrangibilité d’un certain degré. Les rayons rouges sont les moins réfrangibles et les rayons violets sont les plus réfrangibles. On peut avec des couleurs composer le blanc et toutes les couleurs grises entre le blanc et le noir; la blancheur du soleil est composée de toutes les couleurs primitives mêlées en justes proportions ».
[4] Cf. Bensaude-Vincent B., Stengers I., Histoire de la chimie, La Découverte 1995, p66 et seq.
[5]Histoire de la chimie, op. cit.