Le calcul intégro-différentiel de Malliavin ou Malliavin calculus (*)
En raison du développement et de la diffusion des techniques mathématiques en finance, on trouve maintenant sur Internet des ‘chats’ où les uns tentent d’expliquer aux autres ce qu’est le calcul de Malliavin. C’est là un petit signe, mais révélateur que ces idées font maintenant partie de l’arrière-plan culturel qu’un ingénieur ou un manager à formation scientifique, disons un ingénieur à la française, doit pouvoir situer avec clarté. Il est aussi une autre raison plus importante : ces notions sont maintenant enseignées dans certains cours approfondis optionnels des grandes écoles et, en conséquence, quelques jeunes anciens connaissent et en apprécient la force et la beauté.
Un œuvre immense et de tout premier plan.
Si le calcul de Malliavin vaut aujourd’hui à son inventeur une notoriété mondiale même dans des milieux éloignés de la recherche mathématique, il n’est néanmoins qu’un aspect de l’extraordinaire créativité qui fait certainement de Paul Malliavin l’un des dix plus grands mathématiciens contemporains. Ses travaux concernent les fonctions de variables complexes, l’analyse harmonique, la géométrie différentielle, l’analyse en dimension infinie ainsi que le calcul stochastique. Dans chaque domaine qu’il aborde, le style mathématique de Paul Malliavin est particulier. On peut dire que c’est un producteur d’idées, il apporte des idées nouvelles à des questions réputées classiques, ce qui ne veut pas dire élémentaires mais plutôt considérées comme le cœur d’articulations difficiles et porteuses d’enjeux.
Il a été en collaboration directe avec les plus grands mathématiciens de son temps. Introduit par Jean Leray à l’Institute for Advanced Studies en 1954, il en devint un fréquent visiteur ainsi que des grandes universités américaines. D’une façon générale Paul Malliavin mit un point d’honneur à dépasser dans ses relations scientifiques tous les clivages politiques. Dès les années 1960 il entretint des relations privilégiées avec l’Ecole soviétique : Israel Gelfand l’invita conjointement avec Jean-Pierre Kahane à rédiger un appendice à la traduction française de son ouvrage classique sur les anneaux normés. Visiteur régulier de l’université de Barcelone dans les années franquistes, il fut invité vers la fin des années 1970 par Pereira Gomes, proscrit du régime salazarien, à faire un cours de troisième cycle et à diriger les thèses correspondantes à Lisbonne. Dès la fin de la Révolution culturelle, il fait un cours en Chine et y dirige des thèses. Dans la même période, il lie des collaborations profondes avec le Japon comme professeur à l’université de Kyoto. Parmi les grandes figures avec lesquelles il a directement œuvré on peut citer Leon Ehrenpreis, Arne Beurling, Yitzhak Katznelson, Irving Segal, Alberto Calderón, Leonard Gross, Daniel Stroock. Aujourd’hui encore, à quatre-vingts ans, il fait montre d’un esprit d’une acuité et d’une rapidité hors du commun qui impressionne par la nouveauté des thèmes qu’il aborde dans les nombreuses rencontres scientifiques auxquelles il participe encore.
Le Malliavin calculus est maintenant une rubrique officielle de la classification mathématique de l’American Mathematical Society.
Le contexte : le mouvement brownien.
L’agitation extrêmement irrégulière d’un grain de pollen découverte en 1882 par le botaniste Robert Brown, fit l’objet de représentations mathématiques de plus en plus précises par les travaux de Smoluchowski, Einstein et Louis Bachelier au début du vingtième siècle puis de Norbert Wiener dans les années 1920-1930 qui l’établit comme objet mathématique rigoureux. Par ses propriétés, étudiées notamment par Kolmogorov et Paul Lévy, cet objet se trouva en relation étroite avec des questions centrales de la théorie du potentiel. L’importance du processus de Wiener, comme on l’appelle désormais en mathématiques, a été encore étendue par les travaux de Kiyosi Itô dans les années 1950 qui montrèrent qu’on pouvait, grâce à lui, construire une grande variété de modèles probabilistes dont les processus dits de diffusion qui sont les solutions d’équations différentielles stochastiques étudiées et perfectionnées ensuite par Kunita, Watanabe, Paul-André Meyer, Stroock, etc.
Le mouvement brownien étant par nature aléatoire, il faut le penser comme un ensemble de fonctions continues (les trajectoires) muni d’une loi de probabilité qui ne donne une probabilité positive qu’à des ensembles de fonctions assez irrégulières. Cet espace est appelé espace de Wiener et la loi de probabilité la mesure de Wiener. C’est un espace vectoriel de dimension infinie puisque ses éléments sont des fonctions. Sur un tel espace, le concept d‘intégration ne pose pas de difficulté particulière, il est fondé sur la théorie de la mesure qui est très générale. Quant à la différentiation, elle n’est pas aussi simple. Certes on dispose de la différentiation au sens de Fréchet dans les espaces de Banach, mais elle est mal reliée à la notion d’intégration. Par exemple, en dimension un, sur R, intégration et différentiation sont deux opérations inverses l’une de l’autre, et déjà en dimension finie les choses sont plus compliquées puisque la formule de Stokes fait intervenir intégration et différentiation.
Une situation presque aussi simple et harmonieuse que celle de dimension un, fut dégagée par Malliavin dans les années 1970 pour l’espace de Wiener.
Le calculus sur l’espace de Wiener.
On désigne, dans les universités anglo-saxonnes, par ce terme de calculus, l’intégration et la différentiation des fonctions de variables réelles telles qu’on les enseigne en classe préparatoire ou en licence en France, c’est-à-dire y compris la formule des accroissements finis, le développement de Taylor, la formule d’intégration par parties, etc.
C’est un ensemble de méthodes tout à fait similaire que les idées de Malliavin introduisent sur l’espace de Wiener, avec, on s’en doute, quelques différences essentielles, la principale étant que l’accroissement qui va générer la dérivée d’une fonction ne peut se faire dans n’importe quelle direction mais dans les directions d’un espace vectoriel plus petit appelé espace de Cameron-Martin du nom de mathématiciens ayant montré l’invariance de la mesure de Wiener par de telles translations. Donnons simplement ici quelques éléments de terminologie des notions analogues à celles rencontrées dans le cas euclidien classique : à l’opérateur gradient correspond la dérivée de Malliavin, à l’opérateur laplacien l’opérateur d’Ornstein-Uhlenbeck. L’opération inverse de la dérivation est l’intégrale d’Itô dans le cas d’un intégrande non-anticipatif, l’intégrale de Skorohod dans le cas général. On peut définir sur l’espace de Wiener des espaces de Sobolev de deux façons différentes qui s’avèrent équivalentes (Paul-André Meyer). Les inégalités de Sobolev classiques prennent sur l’espace de Wiener une forme logarithmique. Ces outils permettent d’étudier la régularité des fonctions sur l’espace de Wiener (qui sont des variables aléatoires) et une théorie des distributions se développe assez analogue à la théorie des distributions de Schwartz sur l’espace euclidien fini-dimensionnel.
On a dans ce calculus une formule de changement de variable (chain rule en anglais) et une formule d’intégration par partie sur laquelle Paul Malliavin s’est appuyé pour montrer la puissance de ces idées en améliorant dès ces années 1970 le célèbre théorème de Hörmander sur la régularité des solutions des équations différentielles elliptiques.
Un nouveau chantier.
Durant les années 1950 à, disons, 1985, l’Ecole française de probabilités, fort brillante, était principalement occupée à développer le calcul stochastique dans la plus grande généralité, sous l’impulsion principale de Paul-André Meyer (mais il faudrait citer beaucoup de noms dont certainement A. Neveu, Cl. Dellacherie, J.-M. Bismut, J. Jacod, M. Yor, etc.). Ceci se fit évidemment en synergie avec la communauté internationale, japonaise et américaine notamment, et il se trouva que, pour des raisons historiques et techniques que j’ai analysées ailleurs[1], ce calcul stochastique bouleversa les méthodes financières à partir des années 1973, donnant un langage, celui des semi-martingales, où la valuation et la couverture des options s’exprime remarquablement.
Bien dans le style mathématique de son inventeur, le calcul de Malliavin n’est pas, dans sa forme première, un souci de plus grande généralité mais l’équipement d’un objet central, l’espace de Wiener, d’une panoplie permettant de nouvelles méthodes. En particulier cela fournit une nouvelle approche pour montrer que certaines variables aléatoires obtenues par le calcul stochastique ont des densités. C’est sous cet angle que le mathématicien américain Daniel Stroock exposa le calcul de Malliavin, à fins pédagogiques, en l’appliquant en dimension finie à une question évidente par ailleurs. Rapidement toute la communauté internationale en probabilités s’empara des outils du calcul de Malliavin pour les perfectionner et les appliquer à des questions fort diverses (citons D. Nualart, E. Pardoux, I. Shigekawa, S. Ustunel, D. Ocone, M. Zakai, B. Oksendal, I. Sugita, etc.) et le chantier est loin d’être terminé à ce jour.
Evidemment, comme le calcul stochastique se trouvait avoir un débouché fort en finance de marché, on pouvait s’attendre à ce que le calcul de Malliavin vienne s’adjoindre à la boîte à outils des « quants », ces traders à formation mathématique qui font du quantitatif. C’est ce qui se produisit avec de très nombreux travaux débouchant concrètement sur de nouveaux algorithmes de calcul des grandeurs significatives pour la gestion des options. Paul Malliavin contribua lui-même à ce courant par des recherches très récentes.
Si j’avais à refaire le cours de processus stochastiques que j’ai rédigé pour l’Ecole des Ponts, un nouveau chapitre « calcul de Malliavin » serait absolument nécessaire, ce que feront vraisemblablement tous les professeurs en situation analogue dans le monde entier. Les cours d’introduction au sujet sont déjà nombreux sur le web. Je reste émerveillé d’avoir été le témoin, dans un domaine des mathématiques qui m’était familier, de l’apparition de choses si belles qu’on croirait qu’elles étaient là, en attente, de toute éternité.
Références
Paul Malliavin, Géométrie différentielle intrinsèque, Hermann 1973; Géométrie différentielle stochastique, Presses de l’univ. de Montréal 1978; Stochastic Analysis, Springer 1997,
Paul Malliavin et Hélène Airault, Intégration et analyse de Fourier, Masson 1994,
Paul Malliavin and Anthon Thalmaier, Stochastic Calculus of Variations in Mathematical Finance, Springer 2006.
(*) article de N. Bouleau paru dans la revue PCM le pont, 2007, Vol 105, n°7-8, p13-15
[1] N. Bouleau. Martingales et marchés financiers, O. Jacob 1998.