Il y a certainement une manière anglo-américaine d’envisager l’épistémologie ou, plus largement, de reconnaître les approches intéressantes en matière de philosophie de la connaissance. Une constante référence aux fondateurs Russell, Carnap et le Cercle de Vienne, ainsi que Wittgenstein, et des perfectionnements ou des critiques de travaux de philosophie analytique dans l’esprit de Popper, Lakatos, Putnam, Quine, Toulmin, Feyerabend, sont des signes indispensables d’un contenu consistant. A contrario, il est une manière à la française de la vie intellectuelle et culturelle fortement perçue outre-Atlantique, qui est marquée par l’origine populaire ou au moins un intérêt porté aux petites gens, par une désinvolture vis-à-vis des frontières disciplinaires et les catégories académiques, et par une prédilection pour l’originalité créative, qui peut être illustrée par des personnages aussi divers que Prévert, Breton, Pérec et l’Oulipo, Doisneau, etc. qui fait qu’un philosophe des sciences tel que Gaston Bachelard, originaire de la Bourgogne champenoise, brillant sujet de l’Ecole Publique, autodidacte par nécessité sociale, survivant de la Grande Guerre, nous apparaît à même de produire un point de vue légitime par son indépendance d’esprit, sur les développements scientifiques récents tels que la physique quantique et sur le nouveau rationalisme qui se dégage de cette modernité, mais reste inconnu ou presque aux Etats-Unis. Son usage répété du terme dialectique, en un sens ni hégélien ni marxiste pourtant, et de la psychanalyse comme outil de pensée philosophique (hors de tout objectif clinique freudien ou jungien), ont achevé de le discréditer définitivement : un auteur pas sérieux. Ce que vient confirmer la seconde partie de son œuvre, de La psychanalyse du feu 1938 jusqu’à La flamme de la chandelle 1961 en passant par L’eau et les rêves : essai sur l’imagination de la matière 1941 et L’air et les songes : essai sur l’imagination du mouvement 1943 où Bachelard se révèle véritablement comme poète de la science.
Il y aurait bien à creuser sous l’angle d’une sociologie de la philosophie des sciences derrière ce rejet qui touche d’ailleurs également son maître Léon Brunschvicg ou des auteurs comme Maurice Merleau-Ponty ou Albert Lautman.
Pourtant la philosophie des sciences de Gaston Bachelard est d’une grande force pour au moins trois raisons : D’abord elle se préoccupe de la science en train de se faire, en affinant le point de vue diachronique de Brunschvicg pour penser en lieu et place du chercheur, donc en abandonnant toute prétention systémique globale. Ensuite Bachelard a merveilleusement rendu compte de l’entrelacement et la fécondation mutuelle des mathématiques et de la physique[1]. Enfin par son analyse du rôle de la compréhension en physique, et de celui de certains concepts dans les ruptures épistémologiques, il anticipe incontestablement les idées de Thomas Kuhn qui sont parmi les vues les plus lumineuses de la philosophie des sciences récente.
Au demeurant, le reproche qu’on a fait parfois à ce dernier d’avoir quelque peu dissimulé sa dette envers Gaston Bachelard est partiellement justifié. Si l’on trouve chez Bachelard des analyses psychologiques remarquables des relations entre le symbolique et les avancées de la physique assez proches en effet des idées de Kuhn, elles restent selon un point de vue universaliste presque positiviste et en tout cas ne se fondent pas sur une appréhension sociologique de la communauté disciplinaire qui partage ces signifiés, ce qui est un point tout à fait essentiel.
Bachelard se présente en philosophe et vulgarisateur, comme chroniqueur des phénomènes historiques et psychologiques complexes apparaissant dans la genèse des nouveautés scientifiques. Il est convaincu que les développements les plus récents sont porteurs d’enseignements cruciaux pour la pensée en général. Au demeurant, malgré son goût pour le jaillissement et le plaisir à déguster les abstractions des recherches les plus fraîches et les plus inattendues, Gaston Bachelard est de son époque et sa vision de la science ne se départ pas d’une certaine forme de positivisme qui transparaît encore mieux dans quelques textes périphériques où il se prend à traiter de questions plus académiques.
Tel est le cas d’un article de 1934 où il porte sa réflexion sur les contours de la science : « Critique préliminaire du concept de frontière épistémologique »[2]. Bachelard s’en prend d’abord aux limites imposées de l’extérieur par des philosophes qui entourent « la pensée par un ensemble de positions prétendues essentielles« , qui refusent « à la pensée discursive la possibilité de connaître les choses en soi » et qui s’attribuent le privilège de connaissances ontologiques. Et il poursuit, visant sans doute plutôt Husserl que Heidegger dont les principaux textes sont postérieurs « Les partisans de la limitation métaphysique de la pensée scientifique se donneront le droit de poser a priori des bornes qui sont sans rapport avec la pensée qu’elles limitent. Cela est si vrai que le concept obscur de chose en soi est utilisé presque inconsciemment pour spécifier les impossibilités des sciences particulières. Ainsi le métaphysicien répétera : vous ne pouvez dire ce qu’est l’électricité en soi, la lumière en soi, la matière en soi, la vie en soi ».
Puis Bachelard prend plus nettement parti en adoptant le point de vue de la science « La question de la frontière de la connaissance scientifique n’a aucun intérêt pour la science ». Cette affirmation a aujourd’hui une résonance toute différente qu’il ne pouvait soupçonner. Après les prises de consciences suscitées par les travaux de Dennis Gabor, d’Ulrich Beck et de tant d’autres, autour des risques technologiques, elle est devenue une vérité inquiétante : celle du constat que les scientifiques sont incapables de penser la science dans ses conséquences techniques et environnementales. Bachelard, au contraire n’est préoccupé que de philosopher sur la méthode. En prenant l’exemple de la quadrature du cercle, il montre que l’impossibilité n’est pas synonyme de limitation de l’ambition réflexive, tout au plus le signe d’un problème mal posé.
L’étape suivante est l’introduction du concept bachelardien de « transcendances expérimentales » qui qualifie le processus d’élévation ontologique devant les complexités observées, de sorte que « La pensée scientifique est par essence une pensée en voie d’assimilation, une pensée qui tente des transcendances, qui suppose la réalité avant de la connaître et qui ne la connaît que comme réalisation de sa supposition ». C’est la raison pour laquelle « La science est seule habilitée à tracer ses propres frontières ». La position défendue devient plus nette et catégorique. Au lieu de suivre la voie des néopositivistes d’écarter les termes généraux trop abondants dans les doctrines issues de la métaphysique allemande, grâce à des règles de correspondance pour rendre la physique plus claire et rigoureuse, Bachelard considère que la science elle-même est capable d’une Aufhebung de sa pensée qui rend vain tout discours destiné à l’envelopper.
Aussi conclut-il de la façon suivante : « Le devoir de la philosophie scientifique semble alors net. Il faut ronger de toute part les limitations initiales, réformer la connaissance non-scientifique qui entrave toujours la connaissance scientifique. La philosophie scientifique doit en quelque manière détruire systématiquement les bornes que la philosophie traditionnelle avait imposées à la science. Il est à craindre en effet que la pensée scientifique ne garde des traces des limitations philosophiques ».
Pour quelles raisons de telles affirmations ne nous apparaissent plus acceptables aujourd’hui ? De modérées qu’elles étaient du temps de Bachelard elles sont devenues des slogans dignes d’un progressisme fonceur.
Comme nous l’avons vu, l’affirmation assez datée que « la question de la frontière de la connaissance n’a aucun intérêt pour la science » ne peut valoir que pour autant que l’on omette la socialité du travail scientifique. Autrement dit, le point de vue de Bachelard attire aujourd’hui notre attention sur le fait que « l’esprit scientifique » possède certaines similitudes avec l’esprit religieux, en ce sens qu’il a tendance à ne pas se préoccuper de ce qui n’est pas lui. Par suite la science dont il est question est une science qui regarderait et tenterait de comprendre sans transformer le monde. Le biais de s’intéresser à ces questions de frontière est de laisser entendre que la science est celle de l’habitant de Sirius discutant avec celui de Saturne.
Si au contraire on considère la science dans ses liens intimes avec la technique et si, au lieu d’admirer, en arrière, la belle perspective des savoirs qu’elle a construite dans les siècles passés, on tente de tenir compte de ce qu’elle agit sur la planète et n’est qu’à deux pas de transformer la nature biologique des hommes eux-mêmes, alors le recul n’est plus le même. La science agit.
Qu’est-ce qui lui fait écrire finalement « La science est seule habilitée à tracer ses propres frontières » ? Serait-ce la croyance implicite que l’humanité est vouée à subir indéfiniment les conséquences hasardeuses de trouvailles de chercheurs conduits par la curiosité et utilisées par des hommes de moralité les plus diverses ? Non, plus simplement, Bachelard est émerveillé par ce qui a été parcouru et tente de nous communiquer son enthousiasme « Voici tout de suite confirmation de mon optimisme rationaliste : le monde caché sous le phénomène est plus clair que le monde apparent. Les premières constitutions nouménales sont plus solides que les agglomérations phénoménales« . Ne sont-ce pas là des notions aussi affectives que celles qu’il critiquait chez les philosophes au début de son article ?
[1] « Noumène et microphysique » Recherches philosophiques, Paris 1931-32, n°1; Le nouvel esprit scientifique, PUF 1934; Philosophie du non, PUF 1940; Le rationalisme appliqué, PUF 1949; Cf. également J. Ullmo La pensée scientifique moderne, Flammarion 1969 chap. III.
[2] Actes du VIIIème Congrès International de Philosophie, Prague sept. 1934, Orbis, 1936.