Abduction

Principe heuristique d’abduction
L’induction repose sur notre propension à deviner des régularités et à les étendre sous forme d’hypothèse. Mais il est un autre type de construction de connaissance complémentaire en quelque sorte : l’abduction. Précisons quelle acception nous donnons à ce terme employé en des sens assez variables dans la littérature.[1]
Pour être tout à fait clair je précise d’abord que j’emploie le terme d’heuristique non pas au sens de « façon intuitive d’avancer vers la solution d’une énigme » mais pour désigner un registre méta-scientifique de préoccupation destiné à orienter, encourager ou réclamer une certaine orientation de la fabrication de connaissance. Par exemple mieux connaître la dégradabilité des matériaux, obtenir des applications rentables, s’attacher à vulgariser et lutter contre l’ésotérisme, mobiliser l’interdisciplinarité, etc. sont des heuristiques en ce sens. Cette acception prolonge et élargit celle de Hans Jonas lorsqu’il plaide pour une heuristique de la peur destinée à organiser la connaissance pour tenir compte des risques globaux et du long terme.
L’abduction est une approche de la connaissance extrêmement importante qui peut être introduite de la façon suivante : supposons que nous soyons parvenus à une représentation que nous pouvons considérer comme acceptable d’une certaine réalité complexe compte tenu des moyens d’investigation dont nous disposons. Cette représentation possède des cousines dans le champ des représentations. Nous pouvons en construire par des modifications syntaxiques ou des ajouts. Certaines d’entre elles peuvent avoir la vertu de ressembler beaucoup à celle de départ et néanmoins faire apparaître des comportements nouveaux, insoupçonnés, totalement différents de ceux qui nous intéressaient dans notre travail initial. L’intérêt — dans tous les sens du terme — accompagne toujours la connaissance comme beaucoup d’auteurs l’ont souligné.
L’abduction établit que la réalité n’a pas de raison d’être aussi simple que l’on pourrait a priori le penser. Par exemple lorsque les travaux de Prigogine ont montré l’importance de la notion de système ouvert pour comprendre les êtres vivants et que de tels systèmes, tout en respectant les lois de la thermodynamique, pouvaient avoir des comportements curieux, créatifs et auto-structurants, les modèles explicites de Hénon, de Lorenz ou de Bénard par exemple, en faisant apparaître des attracteurs et de la sensibilité aux conditions initiales, ont contribué à ouvrir les possibles de la phénoménologie des systèmes recevant et rejetant de l’énergie et de la matière[2]. Connaître des exemples de situations analogues mais ne suivant pas les évolutions qu’on attendrait est un élément de connaissance véritable, tout à fait essentiel, en particulier pour penser l’environnement. Il s’agit d’un principe d’abduction au sens précis de prise en compte d’un exemple similaire pour écarter certaines intuitions a priori sur le cas étudié. Autrement dit le principe d’abduction vient ici corriger l’induction qui nous ferait accepter des hypothèses provisoires « naturelles » trop élémentaires, trop naïvement extrapolées des cas familiers.[3]

Je pense utile d’expliquer maintenant pourquoi à mon avis il ne faut pas suivre Charles Peirce pour définir l’abduction nonobstant l’immense prestige de ce logicien philosophe. Son goût pour la logique formelle lui a fait croire qu’il avait trouvé une nouvelle formalisation féconde ce qui n’est pas le cas. Peirce définit l’abduction comme le raisonnement suivant 1) des faits de type B ont été observés 2) on dispose d’un énoncé vrai de la forme si A alors B, 3) donc peut-être A.
C’est à ses yeux « une méthode pour former une prédiction générale sans assurance positive qu’elle réussira dans un cas particulier ou d’ordinaire, sa justification étant qu’elle est le seul espoir possible de régler rationnellement notre conduite future, et que l’induction fondée sur l’expérience passée nous encourage fort à espérer qu’à l’avenir, elle réussira. »[4]
Telle qu’énoncée cette méthode est digne d’un mauvais inspecteur de roman policier : voici quelques hommes blonds, tous les habitants de Oulu en Finlande sont blonds, donc ces hommes viennent vraisemblablement de Oulu. Plus précisément reprenons la définition de l’abduction de Peirce : on a B et A ⇒ B, donc peut-être A.

D’abord cette idée est logiquement absurde, exemple:
de      B= « 6 est pair »
et       A= « 1=0 »
on déduit « peut-être 1=0 ».

De plus, elle est sans intérêt pratique, exemple:
de      B quelconque
et       A = « B et C »
on déduit « peut-être A » donc « peut-être C » mais C était quelconque.

Et surtout cette idée est sans intérêt heuristique parce qu’on reste dans le même champ déductif. Il faut accorder une acception plus large à l’abduction pour susciter des lectures des possibles qui font sortir d’une induction trop étroite.

Le mathématicien George Polya dans son célèbre et motivant essai Comment poser et résoudre un problème, reste plus sagement dans le langage ordinaire pour réfléchir sur les heuristiques pédagogiques :

Lorsque Christophe Colomb et ses compagnons voguaient vers l’Ouest sur un océan inconnu, ils se sentaient réconfortés lorsqu’ils apercevaient des oiseaux ; ceux-ci leur paraissaient en effet représenter un indice favorable prouvant la proximité d’une terre. Mais cela n’avait entraîné pour eux que désappointements renouvelés, jusqu’au jour où d’autres indices s’ajoutèrent au premier. « Le jeudi 11 octobre 1492, ils aperçurent des oiseaux et un roseau vert à proximité de leurs navires. Ceux de la caravelle Pinta virent un jonc et un bout de bois, et recueillirent un autre petit bâton qui semblait avoir été travaillé par le feu, ainsi qu’un autre morceau de jonc, une plante terrestre, et une petite planche. L’équipage de la caravelle Niña vit aussi des indices de la proximité d’une terre, parmi lesquels une petite branche couverte de baies. Chacun respira plus librement et se réjouit devant ces signes ». Et de fait, le jour suivant, ils eurent une terre en vue : c’était la première île d’un Nouveau Monde. […] La veille du jour mémorable où ils aper­çurent l’île de San Salvador, comme les objets qui flottaient devenaient de plus en plus nombreux, ils pensèrent : « On dirait que nous appro­chons d’une terre ; il se peut que nous approchions d’une terre » et « chacun respira plus librement et se réjouit devant ces signes ». […]
• Quand on approche d’une terre, on voit souvent des oiseaux.
• Or, nous voyons des oiseaux.
• Donc, nous approchons probablement d’une terre.
Sans le mot « probablement » la conclusion serait complètement erronée. Et de fait, Colomb et ses compagnons virent bien souvent des oiseaux, sans qu’il s’en suivît autre chose qu’une déception. C’est une seule fois que leur espoir parut justifié.
Avec le mot « probablement » la conclusion est raisonnable, mais n’a rien d’une preuve, d’une conclusion-démonstration. Oublier cette réserve capitale et regarder cette conclusion comme une certi­tude serait une grave erreur, mais c’en serait une encore plus grave que de la négliger complètement. [5]

[1] Nous expliquons plus bas pourquoi nous n’adoptons pas la définition de Charles Peirce.

[2] Cf. Ilya Prigogine, Les lois du Chaos, Flammarion 1994 ; I. Prigogine et I. Stengers La Nouvelle Alliance, Métamorphose de la science, Gallimard 1979.

[3] Cf. N. Bouleau  » Le contexte, toujours largement inconnu, réclame une science pluraliste » Revue de Métaphysique et Morale, janv-mars 2016, n1, p71-85.

[4] Ch. Peirce « Nomenclature and Divisions of Triadic relations as far as they are determined » 1903.

[5] G. Polya, Comment poser et résoudre un problème, Dunod 1965, trad. de How to Solve It 1957.

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