S’appuyant sur les chiffres du Crédit Suisse, l’organisation Oxfam a diffusé que dès 2015 les 1% les plus riches possédaient la moitié de la richesse mondiale et que le club de personnes regroupant un patrimoine de même valeur que celui de la moitié la plus pauvre de la population humaine était passé de 388 personnes en 2010 à 62 personnes en 2015. Les réactions sont nombreuses dans les médias et sur le net. On répète à nouveau les deux arguments habituels que a) ce qui compte vraiment c’est que les pauvres ont vu leur situation absolue s’améliorer et b) qu’insister sur ces inégalités ne fait qu’entretenir l’humiliation et la colère. Ce sont là justement les idées qui sont en arrière plan de la théorie de John Rawls qui fut une des justifications puissantes du libéralisme politique et économique.
Je dois tout d’abord mentionner la brillante analyse critique de la théorie de Rawls faite par Jean-Pierre Dupuy [1]. Elle se place selon une lecture historique et géopolitique : Rawls raisonne avec un irénisme décalé après les attentats du 11 septembre 2001, il oublie les racines profondes du mal, le mal existe dans le ressentiment, Jean-Jacques Rousseau y avait vu, à juste titre, le déclencheur des haines sociales. Jean-Pierre Dupuy est sévère pour le volet de la théorie qui concerne la justice entre les nations, impitoyable pour celui de l’équité entre générations où il ne voit chez Rawls rien de vraiment intéressant, pour lui la seule issue sensée est de raisonner selon le catastrophisme qu’il a développé par ailleurs. Je vois beaucoup d’observations excellentes dans cette critique quoique le rôle du ressentiment me semble exagéré, présenté quasiment comme la seule source des conflits historiques. Peut-on dire que Auschwitz, Hiroshima, cités par Dupuy sont dus au ressentiment? Pas uniquement en tout cas. La volonté de puissance et le surmoi collectif intrinsèquement en sont des moteurs essentiels. Même remarque pour la guerre du Viêt Nam et celle d’Irak où l’on a bombardé des civils sur la base d’une fourberie historique jouée à l’ONU. Le 11 septembre 2001 est un tournant certes, mais il n’empêche pas l’Amérique d’entretenir les meilleures relations avec les pays du Golf. Aujourd’hui le terrorisme est lié aussi à des facteurs psychologiques individuels.
Il y a en somme deux questions. La première est de savoir si, en se plaçant dans l’optique de Rawls, et donc en mettant de côté les questions de rancœur et de ressentiment qui pourraient perturber ce monde idéal, le système peut fonctionner selon les axiomes pris par Rawls, ce schéma intellectuel jouant ainsi le rôle d’un idéal-type ou d’un modèle pouvant servir de référence dans la pensée d’économie politique. Il n’en est rien, nous en avons déjà parlé dans ce blog, la stabilité du système requiert l’intervention de l’Etat.
La seconde porte sur ce qui advient des pauvres. Sont-ils à voir comme des victimes qu’un ressentiment risque d’enflammer ? Ce qui se passe dans le monde semble tout à fait conforme au schéma rawlsien. Car selon les statistiques des organismes mondiaux le sort des plus pauvres s’améliorerait dans tous les pays ou presque. Comment peut-on comprendre cela ? Le progrès serait-il vraiment favorable aux plus pauvres ? Cela pose le grave sujet de la pertinence d’indicateurs construits selon une grille biaisée.
J’essaie de reprendre ici sous l’angle de l’écologie quelques problèmes soulevés par la Théorie de Rawls et son sillage. C’est à dire en tenant compte d’un postulat supplémentaire pour l’éthique et la justice, à savoir la finitude du monde, de l’énergie et des flux disponibles, et notre dépendance de la biosphère. Ceci entraîne que le problème ne se réduit ni à la théorie du droit, ni à l’économie, ni à la dialectique des forces historiques telle qu’on a pu la penser depuis le 18ème siècle c’est à dire comme si la scène n’avait pas d’importance et que seul comptait le jeu des acteurs.
Première erreur
Selon Rawls c’est parce que les doctrines exhaustives, de nature religieuse, philosophique ou morale, sont multiples et s’opposent qu’il y a lieu de fonder une justice sur l’équité, c’est à dire sur un système de règles politiques publiques choisies comme telles. Rawls n’admet pas que « les sacrifices imposés à un petit nombre puissent être compensés par l’augmentation des avantages dont jouit le plus grand nombre » et sa théorie « interdit que la perte de liberté de certains puisse être justifiée par l’obtention, par d’autres, d’un plus grand bien ». Il y a là, d’emblée, une difficulté avec le collectif, le régalien, l’expropriation pour cause d’utilité publique, etc., et derrière le rejet de toute doctrine exhaustive, on voit que la résolution des conflits d’intérêt est considérée comme de nature non-religieuse, non-philosophique et non-morale, si elle est obtenue par la négociation économique. Celle-ci revêt ainsi une neutralité implicite qui fait que le problème posé est déjà quasi résolu.
Ceci conforte évidemment l’immixtion de la transaction financière dans le droit américain. Cette philosophie, qui se veut fondatrice d’une rationalité politique basée sur une structuration rendant la liberté opératoire et viable, reçut un succès immense qui coïncidait avec le début du néolibéralisme de la période Thatcher-Reagan. Je me souviens qu’Amartya Sen invité à l’université Paris Dauphine il y a quelques années avait dû attendre avant de faire sa conférence plénière que quelques professeurs et invités aient terminé leurs propos élogieux en faveur de John Rawls. J’étais avec Pierre Larrouturou qui s’étonnait pareillement d’un tel affront fait à ce contributeur majeur de l’économie sociale contemporaine.
Donc les idées de Rawls réalisent-elles l’objectif que se fixe cette justice de fonder un système dont on puisse s’inspirer pour une « constitution éthique » comme référence théorique solide, comme les règles du bridge, des échecs, ou de la démocratie de Solon ? Cette référence à la liberté de transaction et d’initiative suffit-elle à faire de cette doctrine « neutre » un système stable ? Marx avait anticipé un peu rapidement l’effondrement du capitalisme, mais aujourd’hui, les travaux de Thomas Piketty et les statistiques sur la croissance des inégalités, rendent crédible une évolution catastrophique tout à fait inquiétante. La logique sacrificielle, chère à Jean-Pierre Dupuy, est en filigrane derrière le risque d’effondrement : faut-il préserver le système néolibéral en creusant encore les inégalités ? Qu’est-ce qu’il faut sauver si c’est le naufrage ?
En fait la stabilité d’un système tel que préconisé par Rawls est une question difficile. La configuration initiale, qui est une grande question philosophique où sont introduits les fameux concepts de « position originelle » et de « voile d’ignorance », n’a pas d’importance pour la question de la stabilité. La façon la plus convaincante de l’aborder est de faire des simulations de sociétés très simples qui suivent des principes rigoureux d’équité dans les risques. Le problème de fond est dû à la façon de penser le hasard. Bizarrement, on ne sait pas dire comment il faut modifier un jeu de hasard équilibré en espérance entre deux joueurs, pour que l’avantage des riches ne conduise pas à une instabilité collective. L’adjectif collectif est ici central. Entre deux joueurs tout est clair, la seule justice imaginable est celle où les espérances de gain sont égales : celui qui a une grosse fortune peut miser davantage, il gagne alors plus souvent mais lorsqu’il perd il perd davantage. Cela est traité dans tous les manuels de probabilités. Mais curieusement, on peut montrer que pour une société qui fonctionne selon cette justice, des inégalités apparaissent, bien sûr, mais ne se stabilisent pas, la répartition converge vers une situation où un seul agent a toute la fortune ! Pour que la situation se stabilise il est indispensable qu’il existe un impôt sur le capital qui soit redistribué comme transfert (uniformément ou non d’ailleurs)[2].
Ce n’est pas ce qui se passe aux Etats-Unis où, au contraire plusieurs dispositions accélèrent la tendance à favoriser ceux qui possèdent, comme la décision de la Cour suprême de ne pas plafonner les financements privés des campagnes électorales, etc. Est-ce à dire que le système néolibéral est menacé ? A mon avis oui, surtout maintenant qu’il fonctionne mondialement et que le marché global des créances, organisé grâce à la titrisation, place les investisseurs dans une position de totale irresponsabilité par rapport aux projets que leurs fonds financent.
Mais au fond, il n’y a pas lieu de s’en inquiéter outre mesure car la finance n’est jamais qu’un ensemble de conventions que l’on peut, aisément modifier, s’il y a urgence.
Il n’en est pas de même en ce qui concerne l’environnement.
Seconde erreur
De longs débats ont entouré la question de ce que Rawls appelle le « principe de différence » qui vient s’ajouter aux règles de l’équité en imposant que le système améliore le sort des plus démunis. Cette condition apparaissait nécessaire pour écarter la critique marxiste évidente de l’exploitation de l’homme par l’homme et la paupérisation croissante des prolétaires contraints d’accepter n’importe quel salaire pour quitter le chômage. La théorie économique répond à cette question si la croissance est forte. En revanche si la croissance est faible ou nulle cette condition est évidemment redoutablement difficile à réaliser. Le PIB est un agrégat, s’il est constant cela veut dire qu’il y a des secteurs qui progressent et d’autres qui régressent, les compétences des employés ne sont pas polyvalentes, la condition du « principe de différence » impose pratiquement dans ce cas des aides publiques aux chômeurs.
Mais ce sont là encore des ajustements techniques. La seconde erreur, vraiment grave, porte sur les objectifs eux-mêmes que se fixe Rawls dans son investigation philosophique. L’ensemble de son raisonnement, (et aussi d’ailleurs la critique de Dupuy), concerne la question de fonder un système de règles qui puisse être choisi par des hommes raisonnables désintéressés, ou capable de se mettre dans un état d’esprit d’indépendance dans la « position originelle » de sorte que la liberté des initiatives soit préservée si les règles de justice sont respectées.
Où est l’environnement là-dedans ? Qu’en est-il du champ de bataille dans lequel opèrent toutes ces libertés ? La Théorie de la justice de Rawls paraît un an avant le premier rapport du club de Rome. Il représente l’apogée d’une pensée libertariste selon laquelle l’intérêt est assez clairvoyant pour s’occuper de tout. De ce dont Dieu s’occupe pour les croyants, de ce dont la science s’occupe pour les positivistes. L’intérêt serait donc omniscient. On voit que la théorie de Rawls vient compléter les thèses de Hayek énoncées vingt-cinq ans auparavant. Les deux théories se renforcent mutuellement dans leur ambition globalisatrice. Le marché constituant par le système des prix une intelligence distribuée plus efficiente que toute doctrine « exhaustive, religieuse ou morale », la vie sur la planète n’a qu’à être organisée selon un « droit des gens » dont l’organisation ne concerne que leur liberté et leur bien-être.
Ont disparu du problème, toute la dimension collective, dont Dupuy souligne l’importance géopolitique avec le terrorisme, et qui s’amplifie maintenant avec le début des grandes migrations, et toute la dimension du contexte, avec les problèmes que les écologistes n’en finissent pas de répéter : les destructions irréversibles ne sont pas pris en compte dans cette vision pan-économique, les risques créés par les uns peuvent être avantageux pour eux et nocifs pour les autres (pollution des rivières, de l’eau, de l’atmosphère), la science orientée selon des intérêts privés perd son universalité (OGM, brevets du vivant). Il manque dans l’axiomatique de Rawls le dilemme du prisonnier : l’optimisation individuelle fonctionne le contexte restant ne varietur, et conduit à une situation globale que tout le monde veut éviter.
Beaucoup d’indices font penser que l’accumulation des dommages environnementaux, qui ne sont pas gérés globalement par le système néolibéral et ses philosophies, va mener à un effondrement par cisaillement de la classe moyenne et partager le monde en une zone vivable avec une nature gérée comme des parcs publics, et d’autre part un chaos pollué, misérable et violent.
La figure ci-dessus mérite deux minutes d’attention, elle provient du rapport du Crédit Suisse pour 2015. A gauche sont les pauvres, à droite les riches coloriés par région du monde et représentés en ordonnée selon le pourcentage qu’ils occupent dans la tranche mondiale des fortunes indiquée en abscisse. Ce qui est frappant c’est le décrochage des pauvres par rapport aux riches en Amérique du Nord, (pauvres du Mexique et pauvres de Etats-Unis). Le phénomène est perceptible aussi en Europe. Si on pense les Etats-Unis comme l’avenir du monde. On a là une problématique qui interpelle directement les idées de Rawls.
Si les 1% les plus riches possèdent la moitié de la richesse mondiale, c’est que le petit triangle bleu à gauche représente l’avenir de la grosse majorité des humains, ainsi délaissés hors des gated communities, hors des frontières grillagées. Je pense qu’ils vont vers une misère croissante parce que les statistiques des organismes mondiaux sont faussées quant à la condition des pauvres. D’abord parce que les informations sont recueillies à travers de relais politiques qui ont intérêt à afficher une amélioration. Mais surtout parce que les faibles revenus sont utilisés à courir après des problèmes engendrés par la misère elle-même très inventive par nature, point fondamental dégagé à juste titre par Amartya Sen.
Dans cette perspective, le terrorisme, lié à la frustration, ne peut aller qu’en s’aggravant. La propriété privée d’un patrimoine familial devient alors la vraie condition de survie et l’héritage est objet de ressentiment par ceux qui n’en ont pas. Un système tel que celui de Hayek-Rawls ne peut se perpétuer que si une barrière policière vigoureuse garantit la préservation de la propriété.
Ou bien, et c’est l’hypothèse que je retiens, la propriété privée ne pourra pas résister à un tel drame. Le droit est fait de mots dont le sens évolue avec l’Histoire. La légitimité des preuves, en particulier lorsqu’elles passent par le monde d’Internet, est brouillée, on ne comprend plus la complexité de ce qui protège la propriété privée lorsque celle-ci est cause impersonnelle de dégradation de la planète. Or il n’y a que ce que l’on comprend qui compte. Je ne pense pas qu’à long terme la liberté individuelle puisse être sans limite comme Hayek et Rawls le souhaitaient. En revanche il faut travailler pour que les objectifs collectifs restent compréhensibles, c’est l’humanisme fondamental. La force d’une vie simple va sans doute s’imposer, elle peut être très riche en d’autres sens.
Qu’on puisse fonder par des principes analytiques choisis selon la raison une organisation des humains sur la planète sans faire appel à aucune idéologie, aucune religion ou philosophie qui ouvre complètement la liberté de chacun en laissant ouvertes des initiatives permanentes où les talents peuvent s’exprimer sans frein et rendent les meilleurs services, c’était une belle idée. Mais il faut en faire le deuil, cela ne marche pas. A cause de la planète justement. S’obstiner à y croire néanmoins, nous mène en des zones particulièrement dangereuses.
[1] « Les béances d’une philosophie raisonnable » revue de philosophie économique n°7, 2003/1, p33-59.
[2] Cf. N. Bouleau, Ch. Chorro, « The impact of randomness on the distribution of wealth: Some economic aspects of the Wright-Fisher diffusion process » CES Working papers 2015, hal.archives-ouvertes.fr/hal-01138383