Le climat change, il faut s’adapter !
Des arbres vont mourir, des oiseaux migrateurs ne s’y retrouveront plus, tout va être chamboulé !
Mais tout de même, on sait la cause de ce qui nous attend…
Les effets des émissions de gaz à effet de serre sont globaux. L’atmosphère terrestre est brassée. De sorte que si l’objectif global est de diminuer le total des émissions pour que la température en moyenne spatiale n’excède pas x degrés à l’échéance T, cet objectif se traduit pour chaque nation par une courbe de résultat à atteindre de l’instant présent jusqu’à T. Chaque nation sait qu’elle doit limiter ses émissions. Si elle émet plus elle freine le processus collectif, si elle émet moins elle va plus vite que le résultat global dû aux autres.
L’adaptation n’a pas du tout la même signification dans les deux cas. Car si les émissions de la nation A sont supérieures aux autres, et si elle mène une politique vigoureuse d’adaptation, elle profite de l’énergie sale qu’elle utilise pour prendre une avance technologique, économique, et aussi quant à la gestion des êtres vivants sur son espace.
Au contraire si la nation B est bonne élève et émet moins que les autres, sa politique d’adaptation est une transformation visant à soigner les dégâts faits par les autres sur son espace de vie. C’est complètement différent.
Ce point est fondamental. Jérôme Fenoglio directeur du journal Le Monde écrit dans l’éditorial du 13 juin 2023 « Pour donner de la consistance à cette notion-clé [l’adaptation] une centaine de nos journalistes ont parcouru la France de ces premiers mois de 2023… ». C’est passionnant, mais je ne comprends pas que les compétences mobilisées pour publier une grande enquête sous le titre générique ADAPTATION, n’aient pas fait l’objet d’une clarification de cadrage par ce distinguo absolument crucial.
Le raisonnement de bon sens ci-dessus, peut être quantifié. Et la multiplicité des façons de faire cette quantification ouvre un champ de discussion fortement teinté de prises de positions politiques. On peut rapporter les comparaisons
- a) aux habitants,
- b) à la superficie de terre occupée par pays
On a parfois argué que la contribution à l’économie avait son importance et qu’il fallait rapporter les comparaisons aux PIB des pays. Mais cette méthode — dans la situation de détérioration dans laquelle nous sommes, rappelons que les émissions globales de CO2 sont reparties à la hausse en 2022 par rapport à 2021, cela signifie que non seulement on ne traite pas le problème mais on l’aggrave plus que l’année précédente — cette méthode donc revient à considérer que les riches sont possesseurs d’un droit d’abimer davantage les conditions de vie de la planète que les pauvres ce qui est inadmissible. Insérer des considérations économiques dans les ratios comparatifs revient à justifier la force pour faire la justice, et cela risque d’avoir des conséquences extrêmes à terme.
Les États-Unis, pays leader du monde occidental, peuvent être pris à titre d’exemple : en chiffres arrondis de tonnes de CO2 /hab/an ils émettent 14,6 et la planète 4,6 donc trois fois plus que la moyenne.
L’Europe et la Chine font aussi partie des sur-émetteurs. La Chine émet 6,7 t/hab/an et l’Europe des 27 émet 7,5 t/hab/an. En Europe, le pays le plus vertueux la Suède, émet 5,2 t/hab/an alors que la valeur mondiale est 4,6 t/hab/an. Le Luxembourg émet par habitant plus que les États-Unis.
En superficie les États-Unis émettent 484 t/km2/an soit deux fois plus que la planète continentale qui n’en émet que 236. La Chine émet 965 t/km2/an soit le double des États-Unis, l’Europe 800 t/km2/an.
Quant à l’idée des droits d’émission négociables, présentée comme géniale, qui allait réconcilier l’économie de marché avec l’environnement, elle a été introduite historiquement comme une simple facilité opérationnelle, et s’est révélée défaillante pour plusieurs raisons 1°) le flou inhérent aux contrats à termes concernés : les marchés de compensation (offset markets) permettent des avantages immédiats contre des promesses vagues[1], 2°) le cadre sacro-saint des marchés financiers est inadapté pour ce type de problème à cause de la volatilité inhérente qu’ils engendrent par eux-mêmes qui vient rajouter du flou au flou.[2]
D’ailleurs j’ajoute en passant — comme je le répète depuis une vingtaine d’années — que le capitalisme tel qu’organisé actuellement sous le règne des marchés financiers est en soi un obstacle à la transition écologique, car contrairement à ce que l’on continue à affirmer dans les manuels, la rareté des ressources fossiles qui s’amenuisent est trop mal indiquée par les marchés à cause de leur incontournable volatilité.
Par quels mécanismes les habitants des pays riches jouent-ils double jeu sans parfois le savoir ?
En matière de changement climatique tout le monde a compris que la planète était en train de se fâcher gravement, que des souffrances étaient distribuées très irrégulièrement devant nous, et qu’il fallait prendre cela tout à fait au sérieux. Mais se comporter écologiquement, manger bio plus cher, et prêter son argent à des entreprises vertes qui ne rapportent pas grand-chose, tout le monde a compris qu’il valait mieux faire semblant que de le faire vraiment.
a) La marche en crabe
On ne peut dénouer le dilemme des intérêts divergents qu’en séparant clairement les pays sur-émetteurs et les pays sous-émetteurs.
L’activité économique du pays sur-émetteur A est pilotée en encourageant les entreprises à s’orienter vers des objectifs verts, qui seront atteints lorsque les composts industriels chaufferont les villes, lorsque le polyéthylène nécessaire à l’isolation sera fabriqué, lorsque les avions voleront grâce au plastique retraité retiré des océans, lorsque les forêts seront replantées par des investisseurs « verts » avec des arbres OGM faisant génétiquement davantage de bois, etc.
Mais cet objectif n’est pour l’instant pas atteint puisque le pays A est en sur-émission. Tout cet argumentaire justifie un progrès économique qui maintient la situation de sur-émission par rapport à la moyenne.[3]
b) Qui sont les actionnaires ?
Autrement dit il ne faut pas croire Total énergies lorsqu’elle dit qu’elle fait effort pour la planète. Et les manifestants avaient raison d’ennuyer les actionnaires qui venaient à l’Assemblée générale défendre leurs dividendes, car ce sont des profiteurs du désastre, comme les actionnaires des fabriques d’armement profitent des guerres.
Il faut imposer la transparence nominale des actionnaires même pour les petits actionnaires. Les montants investis peuvent rester confidentiels mais la liste complète des actionnaires doit être publique car il est normal qu’on sache qui est la cause de ce qui se passe. C’est un facteur majeur d’influence politique.
c) La participation aux affaires est aussi une participation aux émissions.
En économie libérale les échanges se font selon un prix de marché. De sorte qu’un pays B qui serait un élève moyen juste à la moyenne de ce qui se passe globalement n’est pas dans une situation fair play s’il commerce avec un pays A en sur-émission car celui-ci fonctionne suivant des règles plus laxistes qui facilitent la production. En faisant des échanges avec A elle contribue au maintien de la sur-émission de A.
A quoi peut mener cette cécité ?
En revanche Jérôme Fenoglio a peut-être raison lorsqu’il écrit en reprenant un argument célèbre de Jean-Pierre Dupuy « Il faut être capable de concevoir le pire pour qu’il ne puisse arriver ». Seulement voilà, Dupuy publia Pour un catastrophisme éclairé en 2002. Le problème de cet argument est qu’il vaut aussi bien, sans modification aucune, aujourd’hui vingt ans après. Une telle assertion n’a aucune portée réelle sans échéance explicite faute de quoi l’assertion est glissante (demain j’arrête de fumer)[4]. C’est parce que les échéances sont incertaines, probabilistes, que la procrastination fonctionne.[5]
Et dans cinquante ans lorsque la région équatoriale entre les tropiques sera invivable parce que trop chaude et trop humide, que le Groenland aura fondu ainsi que le permafrost sibérien, l’humanité aura-t-elle encore assez de moyens d’action pour éviter pire encore ?
Ma vision est la suivante. Elle n’est qu’une lecture interprétative des informations dont je dispose qui sont tout à fait partielles.
Les masses populaires des pays pauvres vont voir les usages des classes aisées des pays avancés comme à la fois injustes, et impossibles à changer. Une évolution historique inexorable parce qu’il sera hors de portée des gouvernements de faire valoir l’intérêt « général », aucun n’ayant mandat pour cela.
Cette fatalité qui déprécie, de fait, sans que cela soit son but avoué, la valeur héréditaire de populations entières va nécessairement faire naître un ressentiment profond. Cette réaction peut être d’une violence extrême. A mon avis, le capitalisme globalisé pousse l’humanité vers une société de plus en plus fracturée entre pays riches et continents pauvres où, malgré la misère, la population s’accroit à un rythme jamais atteint dans l’histoire. Si les égoïsmes géopolitiques perdurent, l’absence d’avenir pour ces populations de plus en plus dans l’indigence, les poussera collectivement à bout.
Certains n’hésiteront pas à ravager la Nature pour nuire à ceux qui gagnent, car ce sera probablement leur seul moyen d’action dans ce qu’ils percevront comme une guerre de survie. Pourquoi les talibans cassent-ils les vestiges historiques ? Parce qu’ils considèrent que cela affaiblit leurs ennemis. C’est vraisemblablement ce que feront les pauvres devant un avenir de détresse pour eux et leurs enfants en commençant évidemment par les grands animaux prédateurs qui sont gênants pour l’élevage. Il faut se représenter, de générations en générations, le fardeau d’une condition humaine dépassée, obsolète, bornée, sans horizon par rapport à ceux-là mêmes qui profitèrent des ressources de la planète et détraquèrent le climat. Tuer la nature est la façon la plus facile de mettre l’humanité en péril. C’est la puissance de ceux qui ne disposent pas des armes modernes [6].
[1] Voir sur ce blog les articles » Second rapport stratégique du Green Finance Observatory » et « La transition« .
[2] Cf. N. Bouleau Le mensonge de la finance, Les mathématiques le signal-prix et la planète, L’Atelier 2018,
[3] Ajoutons que les droits accordés à l’innovation par les brevets mis au point dans une situation de sur-émission reviennent à valider l’avantage de « jouer des coudes » durant la période difficile.
[4] C’est la grave faiblesse de l’accord de Paris, due semble-t-il au remplacement d’un « shall » par un « should » pour que les Américains acceptent de signer.
[5] Voir sur ce blog l’article « L’économisation du catastrophisme« . Cf. aussi N. Bouleau Le mensonge de la finance, Les mathématiques le signal-prix et la planète, L’Atelier 2018, chapitre 16.
[6] Le rapport de mai 2019 de la Plateforme intergouvernementale sur la biodiversité et les services écosystémiques (IPBES) indique que la nature est soumise à une pression croissante face à l’exploitation des terres et des ressources en particulier dans les zones qui abritent les communautés les plus pauvres au monde. Les peuples autochtones sont clairement des gardiens de la nature. Le rapport souligne l’importance de les mettre à contribution, prendre en compte leurs points de vue, leurs droits ainsi que leurs pratiques afin d’améliorer leur qualité de vie, tout en œuvrant pour la conservation, la restauration et l’utilisation durable de la nature.