L’opportunisme stratifié

Conférence à l’université de Montpellier
5ème Journée Condorcet « Grothendieck et l’écologie radicale »
Nicolas Bouleau, le 5 novembre 2024

I. Survivre et vivre est un mouvement très singulier.

Il est antérieur au premier rapport au Club de Rome (1972),
également à la crise pétrolière (1973),
à la prise de conscience du grand public en France du problème écologique par la campagne de René Dumont à la présidentielle de 1974,
antérieur aussi à la mise en place des marchés financiers à terme, qui démuniront les États occidentaux de la majeure partie de leur pouvoir de gouvernance sur l’environnement.
On est juste après Mai-68, et, dans l’arène politique, les mathématiciens n’ont guère de légitimité.
Les maths modernes de la commission Lichnerowicz sont introduites dans les programmes scolaires à partir de 1969. On est loin de l’unisson sur cette initiative. Jean Dieudonné se désolidarise de la commission au début de 1970.
Bourbaki, contrairement à l’esprit de sa fondation, est perçu comme une institution secrète et technocratique, responsable des dysfonctionnements pédagogiques.
Les prises de positions de Survivre et vivre sont si extrêmes et outrancières qu’elles n’ont aucune chance de peser dans la balance des forces politiques.
La seule explication plausible est que ce petit groupe (essentiellement Alexandre Grothendieck, Claude Chevalley, Pierre Samuel, Roger Godement, Denis Guedj, à l’étranger quelques Canadiens et le logicien Alan Slomson), composé de mathématiciens baignés de culture logique, était absolument convaincu des idées qu’ils avançaient audacieusement sur la place publique. L’attitude de Grothendieck dans ses prises de positions orales et écrites, ainsi que par ses relations avec le Collège de France, est vraiment faite pour montrer que sa conviction est entière, qu’il est prêt à sacrifier beaucoup pour le prouver, y compris ce qu’il a de plus cher : faire de la recherche.
Le mouvement Survivre et vivre concerne l’écologie, mais d’une façon différente des classifications usuelles aujourd’hui. S’il soutient les thèmes de la préservation de la nature, de la lutte contre la pollution, s’il dénonce l’aliénation due à la technique et le complexe militaro-industriel, il ne préconise pas de principes déontologiques sur le rapport à la nature comme ceux que Arne Næss proposera en 1973 pour fonder la deep ecology, En revanche, et c’est là une vraie originalité, il s’en prend à la science elle-même. Non pas pour lui opposer la sagesse philosophique, comme font les philosophes Husserl, Heidegger ou Habermas, ni pour souligner l’influence du social comme feront les postmodernes, mais en tant que scientisme, institution et culte fonctionnant par des arguments d’autorité et les financements industriels.
Il est exceptionnel que des scientifiques s’en prennent à la science.
Jacques Monod, pense même que la science est capable de fonder la morale.
Qu’est-ce qui peut bien donner à des mathématiciens une légitimité pour critiquer la science ?

La réponse vient d’un fait historique de ce champ de connaissance : ils ont buté sur les limites. Ils savent qu’on ne fait pas les mathématiques avec des machines. Jamais la science réductionniste ne rendra compte de tout ce qui est et de ce qui advient. La crise des fondements des mathématiques des années 1930 est une disruption bien plus profonde que ce qu’en ont compris ses commentateurs non-initiés. Ludwig Wittgenstein ou Régis Debray, pour ne citer que deux exemples, n’y ont vu qu’une forme du paradoxe du menteur, alors que le point fondamental n’est pas là mais que, jusqu’aux années 1930, tout le monde envisageait normalement le succès du programme réductionniste de Hilbert : son échec est la preuve qu’il y a une fécondité inaccessible par le mécanique. En ce sens, cet échec est une victoire qui montre la vanité de vouloir tout réduire et cela ouvre la voie à un autre rapport à la réalité où la fécondité du réel dépasse les procédés récursifs poussés toujours plus loin.
A cette époque, les liens entre la logique mathématique et la biologie de synthèse ne sont pas explicités. Néanmoins, il est d’usage d’appeler « atomiques » les propositions de logique les plus simples avec lesquelles les autres sont composées. La ressemblance d’une démonstration mathématique avec une synthèse chimique est une évidence présente intuitivement dans l’esprit des logiciens.
Des principaux personnages de cet épisode fascinant, on peut dire que Pierre Samuel est l’écologiste, Alexandre Grothendieck le révolté, Roger Godement le spécialiste des liens entre l’économie et l’armée, et Claude Chevalley, d’une dizaine d’années plus âgé, ami de Herbrand, est celui qui soutient la place historique des mathématiques dans cette affaire.

Le colloque de logique d’Uldum d’août 1971 révèle l’importance pour le groupe de la question des fondements des mathématiques.
En août 1971, alors que le développement de la théorie logique des modèles est d’une grande actualité, Grothendieck et d’autres sont choqués que le colloque de logique prévu à Cambridge soit partiellement financé par l’OTAN. Un colloque dissident est organisé à Uldum, au Danemark, avec une série de cours où l’on trouve de grands noms : de Grothendieck sur les catégories, de Max Dickmann sur les modèles, ou encore de Martin-Löf sur la théorie de la démonstration. Le logicien Alan Slomson (spécialiste des ultra-produits) rapporte les nombreuses discussions préalables à cette dissidence dans un article d’une cinquantaine de pages très révélateur des préoccupations de ces mathématiciens-logiciens.
Il faut aussi se replacer dans le contexte universitaire de l’immédiat après Mai-68 où le marxisme, sous des formes variées, était la référence permanente, aucun cours ne pouvait se tenir sans des débats préalables quant à la pertinence des connaissances enseignées. A mon avis, les mathématiciens dont nous parlons avaient trouvé le moyen d’échapper par le haut à ce marxisme intellectuel omniprésent qui accompagnait le parti communiste et s’infiltrait partout.
Ces mathématiciens avaient compris l’ignorance définitive. Ils connaissaient les questions des fondements et, alors que la découverte de Watson et Crick sur la structure de la molécule d’ADN était faite depuis les années 1950, le dictionnaire « bio – logique » qui permet de voir les énoncés comme des molécules, était pour eux plus ou moins évident, sans avoir besoin d’en parler. La conséquence qu’ils en tiraient était qu’il fallait s’engager, plutôt que d’essayer d’expliquer ces choses difficiles incapables en elles-mêmes de faire bouger le grand public. Il valait mieux s’engager pour montrer l’importance des enjeux.

II.les mathématiques ne sont pas nomologiques : l’hétéropoïèse

Les positions tranchées prises par Grothendieck, Pierre Samuel, Claude Chevalley et Roger Godement apparaissent comme une énigme dans le contexte politique de l’époque. Les mathématiques ont certainement un rôle dans l’aventure brève et radicale de Survivre et vivre.
Il convient donc d’éclaircir ce que sont les mathématiques.

Les mathématiques ne sont pas une science nomologique.
C’est la grande découverte des années 1930, ça veut dire qu’elles ne sont pas faites de lois comme la physique et comme le positivisme voyait toute la science. Le travail des mathématiciens n’est pas de trouver des lois mais de trouver des démonstrations, ce qui se trouve être très différent. Chaque démonstration est une trouvaille et il n’y a pas de lois pour en trouver. (cf sur ce point la critique de Husserl par Jean Cavaillès)
Les résultats de Gödel, de Church et de Turing sont toujours racontés en termes d’incomplétude et d’indécidabilité : il y a en mathématiques des propositions indécidables, l’arithmétique n’est pas complète.
Mais il faut comprendre ce que cela veut dire vraiment.
Cette découverte bouscule le principe de pureté des méthodes. Le principe de pureté des méthodes était une règle de l’art plus ou moins implicite : c’est mieux, c’est plus beau, si on démontre un théorème avec uniquement les notions présentes dans son énoncé. C’était la méthode préconisée dans le programme de Hilbert qui s’est soldé par un échec.
Les excursions sont créatives en mathématiques. On peut démontrer plus de choses avec des méthodes impures. Faire des détours est fécond. On obtient plus de résultats sur les nombres réels en passant par les nombres complexes, plus sur les entiers en passant par la théorie des ensembles.
Un énoncé étant donné il n’y a pas d’algorithme pour savoir s’il est démontrable ou pas, il faut essayer. Le grand théorème de Fermat (qui est une propriété de nombres entiers) a été démontré par Wiles en utilisant la géométrie algébrique.
Les mathématiques sont capables d’engendrer du simple à partir de trajets très compliqués qu’on ne sait pas simplifier.
Notons pour la philosophie que ces détours créatifs qui grapillent dans un ailleurs et reviennent près du point de départ — que j’appelle hétéropoïèse — existent aussi hors des mathématiques. Il s’agit d’une idée qui élargie toute la philosophie de la connaissance.
– Un splendide exemple en est l’Odyssée : Ulysse revient en Ithaque après un long périple. Par rapport à ceux qui sont restés il a changé parce qu’il a vécu énormément d’imprévus, personne ne le reconnaît, excepté son chien.
– Un autre exemple est la cure psychanalytique telle que préconisée par Freud, un détour par l’inconscient qui revient et fournit du sens dans le conscient.
– Mais aussi la physique quantique telle que Niels Bohr l’explique. Celui-ci montre en effet que les paradoxes apparents dus aux dualités onde-corpuscule et autres (complémentarité) ne présentent pas de contradiction parce que les expériences sont in fine exprimées dans le langage ordinaire macroscopique de sorte que c’est toujours l’une ou l’autre des interprétations qui est lue. Le détour par le formalisme quantique apparaît donc comme une excursion hétéropoïétique.
– On peut voir également l’approche de René Thom de la morphogenèse comme une excursion dans des espaces de dimension plus élevée observée par des projections.
Et particulièrement en chimie et biochimie. La synthèse d’une molécule est analogue à une démonstration, cela nécessite parfois de passer par des corps beaucoup plus compliqués.
Et on peut prouver que la combinatoire génétique est assez riche pour qu’apparaissent les phénomènes d’hétéropoïèse, d’incomplétude et d’indécidabilité.
Pour revenir à notre « énigme »
– il est clair que cette prise de conscience sur la nature des maths leur donnait un recul vis à vis du positivisme et du scientisme à la Ernst Haeckel.
– Mais il est clair également que cette vision de la science définitivement incomplète n’était pas transmissible au grand public ni mobilisable dans les débats politiques.

D’où les principales critiques que Grothendieck fait à la science
– gouvernance élitiste : les disciplines posent par elles-mêmes, par l’imperfection de leur corpus, des questions et indiquent des directions de recherche qui sont désignées par des super spécialistes reconnus. Même en SHS la première étape des thèses, la problématisation, consiste à placer une situation dans la grille disciplinaire gouvernée par les élites scientifiques.
– transfert vers de l’industrie d’armement : phénomène d’opportunisme au sens que je vais développer dans un instant.
– science-religion, dont on a un exemple chez Jacques Monod, cité explicitement par Grothendieck. Dans le dernier chapitre de son célèbre livre Monod plaide en faveur d’une éthique pilotée par la science.
Pierre Samuel, mathématicien et écologue, rappelait dès 1971 que

L’oubli des limitations de la science est la cause directe de plusieurs des mythes qui constituent le credo du scientisme.

III-Le concept d’opportunisme

Dans cette dernière partie je voudrais approfondir les critiques faites par Grothendieck pour leur donner une portée plus actuelle.

  • Au sens de l’évolution du vivant : on parle d’opportunisme si les modifications semblent avoir été faites par un artiste récupérateur
  • La moule perlière Margaritifera margaritifera aurait depuis longtemps disparu de nos rivières si elle n’avait pas mis à profit l’accrochage de ses larves sur les branchies de poissons capables de remonter le courant.
  • l’œil chez les vertébrés est toujours formé d’une lentille, de corps transparents et d’un écran. Il se trouve que ces corps transparents sont des protéines diverses selon les espèces et qui sont présentes dans d’autres partie du corps. L’évolution a donc utilisé certaines protéines à disposition.
  • Il y a, en économie libérale, un processus tout à fait similaire qui constitue une articulation cruciale entre science et technique, que l’on peut appeler

L‘opportunisme comme contrat social.

  • Sa première caractéristique est le décalage temporel qui se produit entre découverte théorique et usage industriel. Les exemples sont très nombreux:

– les cristaux liquides : il fut une longue période où l’on ne connaissait pas d’autres usages de ces corps qui ont certaines propriétés des solides et des liquides que pour des thermomètres chromatiques. Puis on a pensé aux affichages de montres sans engrenages…
– les travaux de mécanique quantique de Léon Brillouin ont été appliqués longtemps après, aux fibres optiques
– et, cas emblématique, la découverte de la gestion des produits à terme sur les marchés financiers utilisant l’intégrale d’Ito qui avait été inventée vingt ans auparavant sans liens explicites avec la finance.

L’économie apporte des intentions, des buts, des finalités. Néanmoins ces seules finalités ne suffisaient pas à franchir les obstacles rencontrés.
Mais notons que l’opportunisme comme contrat social est une façon de rendre compte de l’influence du social sur l’évolution historique de la science qui n’est ni moderne ni post-moderne.
Au lieu de dire comme les post-modernes du début de la sociologie des sciences (Serge Moscovici, Bruno Latour, David Bloor) que la société peut changer les contenus de connaissance y compris la rationalité (Latour, Bloor) on souligne au contraire l’autonomisation morale de la recherche et l’utilisation de cette liberté créative par les intérêts économiques des parties prenantes.
On revient non pas à la vision moderne classique mais à une lecture avec néanmoins une coupure, un partage de rôles dans la société : d’un côté les scientifiques (à qui on va faire référence juridiquement en les séparant des citoyens) et de l’autre les valorisateurs qui regardent par-dessus l’épaule du créatif pour envisager une valeur économique y compris militaire sans trop perturber la recherche par l’attrait du gain qui risquerait de faire perdre la fécondité propre à la discipline.
L’innocence fabriquée du chercheur est une absolution morale qui lui apporte évidemment une sérénité tout à fait précieuse pour son activité de recherche, et qui permet en plus à l’industrie d’innover, talent qu’elle n’a pas par elle-même en raison des coûts qu’elle a à gérer pour toutes les initiatives qu’elle prend.

Sur ce modèle le capitalisme a instauré un second partage. L’actionnaire individuel n’est pas responsable de ce que les entreprises font de son argent, il a même une complète immunité juridique.
Ces deux niveaux où opère une forme d’opportunisme correspondent avec ce que le sociologue Ulrich Beck avait pointé dans La société du risque :

Une part seulement des compétences décisionnelles qui structurent la société sont réunies dans le système politique et soumises aux principes de démocratie parlementaire. Une autre part est écartée des règles d’inspection et de justification publiques et reléguée à la liberté de l’investissement des entreprises et à la liberté de la recherche scientifique.[1]

Il y a un troisième niveau : La biologie de synthèse.
La démarche scientifique était menée jusqu’alors sous la bannière des mots clés précision et approximation, il s’agit dorénavant de nombres entiers. Les entiers interviennent dans les valences des atomes et dans la configuration spatiale des molécules, qui s’apparente à de la cristallisation.
On voit ainsi l’essence différente des sciences combinatoires : l’ignorance et le savoir ne sont pas dans la même interaction. L’amélioration de la connaissance ne procède pas en raffinant un modèle grossier, elle sort du registre précision-approximation. Les phénomènes sont particuliers. La nouveauté est abondante et fortuite.
Cela n’interdit pas qu’il y ait, en plus, quelques lois, mais des lois très circonstanciées.
La biologie de synthèse rompt avec le cadre habituel de l’empirisme
La situation épistémologique particulière, due à la combinatoire, donne à la découverte d’une molécule nouvelle une valeur qui, en plus d’être éventuellement marchande, est intrinsèque, strictement cognitive. Obtenir une molécule possédant des caractéristiques souhaitées a priori n’a rien d’évident.
Aussi bien, il se produit chez les chercheurs une tendance spontanée d’étendre la protection et la liberté morale fourni par l’opportunisme économique à ces nouvelles activités combinatoires, et cela fonde le nouvel empirisme qui essaie pour voir ce que ça fait.
C’est le troisième niveau de l’opportunisme : l’opportunisme moléculaire accorde aux chercheurs en biologie une bénédiction a priori sur toutes les tentatives combinatoires qu’ils pourront essayer, y compris en se servant du hasard si besoin.

Providence. Il est évident que ce type d’organisation sociale, institutionnalisation d’un opportunisme stratifié, fondé sur un partage entre les découvreurs et les producteurs, fonctionne sous la croyance que tout s’arrangera finalement sans que l’on ait besoin de penser ce « progrès » dans une doctrine rationnelle.
Dans le cas de l’opportunisme économique, industriel ou financier, on postule une bonne santé perpétuelle de l’économie pilotée par l’intérêt financier indépendamment des contraintes collectives de la biosphère. Or ce qui nous fait croire au bien-fondé de cette confiance, au-delà de tout argument religieux, est que ces pratiques ressemblent à l’empirisme qui a si bien engendré le progrès technique jusqu’à présent. Mais il y a là une grave erreur. Cette ressemblance est superficielle. La combinatoire est d’un ordre cognitif différent.
Les techniques de gain de fonction pour anticiper d’éventuels variants, de forçage génétique (gene drive) et autres, dans un contexte géopolitique violent, nécessitent des contrôles de confinement par une sagesse collective qui pour l’instant est absente.
L’opportunisme institué est un formidable moteur pour aller toujours plus vers l’artificiel, et des trois opportunismes l’opportunisme moléculaire est le plus nouveau et de loin le plus créatif. La biologie moléculaire fascine et produit un nombre de publications proprement vertigineux. Une foule mondiale de chercheurs – particulièrement dans le monde anglo-saxon influencé par l’utilitarisme et le pragmatisme, mais aussi en Chine marquée par le matérialisme marxiste – s’est constituée de passionnés par cette nouvelle fécondité moléculaire, et qui place cette envie au-dessus des valeurs morales des religions et même des civilisations car ils ont l’impression d’agir pour l’avenir de la « vie ».
Cette frénésie à fabriquer de la « vie nouvelle » est une jouissance totalement insoupçonnée il y a seulement cinquante ans. Durant la science moderne, tant décriée, on observait la nature. Certes avec des biais sociaux dont on n’avait pas conscience. Cependant maintenant on la transforme avec des biais sociaux dont on a conscience, mais que l’on dissimule derrière le processus immaculé de la recherche en laboratoire, et les bienfaits en perspective cachent la vérité des risques.
Or maintenant la science doit fonctionner avec de l’ignorance définitive.
Si les mathématiques ont un rôle privilégié dans cette refonte de l’épistémologie, c’est simplement parce qu’en mathématiques on peut démontrer l’incomplétude. Ailleurs on ne peut que la comprendre, et par suite la prendre en compte.
Le changement que cela apporte à la philosophie de la connaissance réside dans le fait que l’ignorance, qui était perçue comme un état transitoire de la civilisation sur chacun des domaines où on la rencontrait, devient une condition humaine définitive, impliquée par le processus même de la nouveauté des molécules susceptibles de prendre part au vivant.
Le travail du biologiste de synthèse qui fait des essais dans ses coupelles et s’émerveille de ses innovations est de l’ordre du constat. Si une nouvelle molécule est là, elle est potentiellement utile pour la médecine, profitable pour le commerce, ou redoutable comme poison pour la nature ou pour faire la guerre, sans qu’on le sache a priori. La méthode « au petit bonheur la chance » récuse complètement les fondements sur lesquels la déontologie scientifique s’était construite par le passé.
En tant que mathématicien, à partir de ma familiarité avec certains phénomènes combinatoires, mon rôle est de dire : Attention ! Après cela je jette le gant aux philosophes, c’est à eux de prendre leur part de responsabilité dans la conduite des débats pour influencer les enseignants, les chercheurs et les hommes politiques.

[1] U. Beck Risikogesellschaft : Auf dem Weg in eine andere Moderne Suhrkamp 1986 ; Risk Society, toward a new modernity, Sage 1992 ; La société du risque, Aubier, 2001.