Un embrasement eugéniste est imminent. Le monde morcelé et maintenu sous tension dans lequel nous sommes est incapable de faire quoique ce soit devant cet engouement comme il est impuissant depuis 50 ans devant le problème de l’effet de serre. On note plusieurs départs de ce feu pendant que le changement climatique occupe les médias. Les conséquences dramatiques de la folie eugéniste sont ignorées par la majeure part des biologistes de synthèse qui restent obnubilés par le plaisir de contribuer à un changement historique.
Le milieu scientifique de la biologie génomique est très largement en faveur du progrès grâce à l’ingénierie de l’ADN et partisan d’une auto-gouvernance de la science dans ce domaine. Cela rend les débats entre comités éthiques, instances publiques de régulation, et lobbies particulièrement brumeux.
Rappelons quelques techniques opérationnelles à ce jour. Des chercheurs ont réalisés des virus destinés spécialement à certains insectes, d’autres ont expérimenté des modifications génétiques de moustiques lâchés dans la nature. En ce qui concerne l’espèce humaine plusieurs procédés existent pour arranger la progéniture. Les firmes américaines MyOme, Genomic Prediction, et Invitrogen, proposent des cartographies d’ADN à des parents pour sélectionner les embryons humains (ou à des entraineurs pour recruter des candidats sportifs de haut niveau). Les techniques employées sont fondées principalement sur la fécondation in vitro et l’analyse du génome au niveau du blastomère. D’autres sociétés ou plateformes comme 23andMe ou Myheritage ADN proposent des décryptages de génomes humains sur des facteurs de risque de maladies et sur les antécédents généalogiques par région du globe.
L’emballement pour ces services est d’ores et déjà très rapide. Ces informations sont fondées sur des bases de données constituées depuis une vingtaine d’années et s’enrichissant par les questionnaires remplis bénévolement par des personnes ayant fait séquencé leur ADN portant sur les maladies qu’ils ont eues ainsi que celles de leurs aïeux et sur leur provenance géographique et d’autres renseignements significatifs indiquant les profils professionnels (techniques dites d’association pangénomique). L’outil Crispr-cas9, qui est utilisable dans certaines conditions in vivo, ouvre même la possibilité d’attribuer à un œuf fécondé, ou d’en ôter, des gènes synthétiques répertoriés d’après ces bases de données. Il convient de rappeler que ces nouvelles techniques d’incision et de recollement d’ADN telles que Crispr-cas9 sont beaucoup moins lourdes que la transgénèse traditionnelle et sont accessibles à des petites équipes artisanales.
Un des aspects institutionnel de cette question réside dans le fait que les laboratoires universitaires fonctionnant avec des crédits publics, suivant une déontologie scientifique classique publient dans les revues ouvertes à tous alors que beaucoup de structures privées, ou sous le contrôle de pays fermés, se servent de ces connaissances pour procéder à des manipulations révélées lorsqu’elles sont déjà menées à bien créant ainsi des faits accomplis. Ce fut le cas pendant neuf mois avec la naissance en octobre 2018 des fillettes chinoises Lulu et Nana par l’équipe He Jiankui.
Lors de l’annonce de cette naissance, premier fait accompli de transformation d’un patrimoine humain génétiquement transmissible, on a entendu de nombreux commentaires de scientifiques tirant la sonnette d’alarme. Puis on a appris qu’en fait plusieurs chercheurs aux Etats-Unis et sans doute ailleurs étaient au courant de ces expériences depuis leur début et n’avaient rien dit. Tout laisse penser que ce mutisme était réfléchi. Si les Chinois développent des méthodes d' »amélioration » du génome humain les autres nations seront obligées de suivre le mouvement, et les blâmes éthiques, qui ne manqueront pas, convergeront vers la Chine. On est bien forcé de le faire puisque la Chine le fait. La logique performative atteint alors un sommet d’efficience et de stupidité.
La porte est entr’ouverte à un eugénisme intentionnel et non purement préventif de maladies avec la constitution progressive de deux catégories sociales héréditaires celle des humains arrangés et celles des humains de vieille manière. Avec d’autres faits accomplis semblables à celui de Lulu et Nana, et la publicité qui a toute chance de leur être faite par les réseaux sociaux, la porte peut s’ouvrir en grand. Un engouement formidable peut apparaître parmi les ménages qui réclameront ces possibilités comme des droits. Il faut bien prendre conscience que la civilisation libérale telle que nous la connaissons aujourd’hui, toujours à chercher de nouvelles extensions des marchés, est très démunie devant de tels phénomènes qui sont capables de se propager dans les populations comme un incendie. Le risque d’embrasement eugéniste est tout à fait réel.
Les comités éthiques aboutissent le plus souvent à des recommandation de prudence assez vagues accompagnés de décisions qui laissent aller les innovations des laboratoires tant qu’elles ne risquent pas de faire trop de vagues dans l’opinion publique. La France a choisi la préciosité d’interdire chez elle certaines pratiques mais de fermer les yeux si elles sont faites hors de son territoire. Aux Etats-Unis les discussions et les rapports de force sont complexes entre les agences fédérales, les entreprises et les scientifiques, auxquels il faut adjoindre les militaires (cf. l’article de Sara Angeli Aguiton en référence). In fine on a le sentiment qu’il y a en Amérique un consensus implicite que les décisions à prendre se situent au niveau de la sécurité pour les Etats-Unis, au niveau du commerce et au niveau de la qualité du travail des chercheurs, mais que l’eugénisme n’est pas un problème en soi.
La prévention des maladies génétiques. Il est certain que le diagnostic préalable de certaines maladies génétiques est un progrès de la biologie qu’on doit utiliser pour éviter des situations dramatiques qui résultent de l’apparition de maladies telles que la maladie de Tay-Sachs et bien d’autres. Seulement la question posée est souvent vague et le séquençage du génome embryonnaire apporte de fait, grâce à ces bases de données, une réponse très riche d’informations diverses.[3]
L’incendie. La possibilité qui existe aux Etats-Unis apparaîtra comme un droit. Les couples et les nouvelles familles réclameront comme une liberté personnelle d’utiliser au mieux le patrimoine génétique qui est le leur avec ses potentialités d’amélioration pour la progéniture. Ces droits et libertés trouveront d’ardents défenseurs politiques comme aujourd’hui on défend les affaires et la croissance vis à vis des restrictions énergétiques. Et les gouvernements nationaux ne seront pas plus courageux qu’ils ne le sont actuellement pour appliquer les objectifs des Cop successives. Plaçons nous dans le cas géopolitique où les techniques de tri et d’amélioration des embryons seront monnaie courante aux Etats-Unis et en Chine — processus déjà amorcé — comment un gouvernement pourra-t-il défendre l’idée de laisser son peuple avec des ADN vétustes ! La compétition internationale joue le rôle du vent qui souffle sur les braises de l’incendie. Sans doute des déconvenues se produiront, mais elles seront évitées ensuite. Les réussites feront florès sur Internet.[0]
En revanche au niveau collectif, cet embrasement est totalement impensé. De l’avis de nombreux commentateurs, le capitalisme globalisé pousse l’humanité vers une société de plus en plus fracturée entre pays riches et continents pauvres où, malgré la misère, la population s’accroit à un rythme jamais atteint dans l’histoire.[1] Si les égoïsmes géopolitiques perdurent, l’absence d’avenir pour ces populations qui seront de plus en plus dans l’indigence, les poussera collectivement à bout. Certains n’hésiteront pas à ravager la Nature pour nuire à ceux qui gagnent.
Pourquoi les talibans cassent-ils les vestiges historiques, parce qu’ils considèrent que cela affaiblit leurs ennemis, ce qui est vrai. C’est vraisemblablement ce que feront les pauvres devant un avenir de détresse pour eux et leurs enfants. Il faut se représenter, de générations en générations, le fardeau d’une condition humaine dépassée, obsolète, bornée, sans horizon par rapport à ceux-là mêmes qui profitèrent des ressources de la planète et détraquèrent le climat.
Tuer la nature est la façon la plus facile de mettre l’humanité en péril. C’est la puissance de ceux qui ne disposent pas de l’arme nucléaire.
D’ailleurs point n’est besoin d’imaginer des comportements désespérés. Ne pas prendre soin de la nature, continuer les brulis des forêts primaires, l’emploi d’insecticides et le braconnage, ce n’est que la survie ordinaire dans un monde sans solidarité.[2]
La nature de demain est-elle entre les mains de ceux qui y vivent et s’en occupent ou sortira-t-elle des artefacts des laboratoires qui ont un marché ? Mieux vaudrait ne mettre personne au défi sur cette question.
Références
• Jean-Pierre Dupuy aborde cette problématique à l’occasion d’une critique de la pensée de John Rawls (“Les béances d’une philosophie raisonnable”, Revue de philosophie économique N°7, 2003, p33-59)
• Sara Angeli Aguiton présente une analyse sociologique des stratégies d’acteurs et d’institutions autour de la notion de gène synthétique aux Etats Unis (« Du bon usage du terrorisme. Risque, biosécurité et gouvernement d’une biotechnologie contestée », Gouvernement et action publique 2015/3 (N° 3), p. 31-55).
[0] On dénombre aujourd’hui une cinquantaine de films passés en salle encore disponibles avec des humains modifiés. Comme on habitue les gens aux armes à feu, on les familiarise avec les situations du néo-racisme génétique. Gros business.
[1] Cf. N. Bouleau « Crise écologique » Esprit 2012/11, 52-70.
[2] Le rapport de mai 2019 de la Plateforme intergouvernementale sur la biodiversité et les services écosystémiques (IPBES) indique que la nature est soumise à une pression croissante face à l’exploitation des terres et des ressources en particulier dans les zones qui abritent les communautés les plus pauvres au monde. Les peuples autochtones sont clairement des gardiens de la nature. Le rapport souligne l’importance de les mettre à contribution, prendre en compte leurs points de vue, leurs droits ainsi que leurs pratiques. Une participation qui peut améliorer leur propre qualité de vie, tout en œuvrant pour la conservation, la restauration et l’utilisation durable de la nature.
[3] Parmi les informations qu’on peut recueillir figurent celles concernant son propre profil de sensibilité aux maladies dont une des conséquences sociale risque d’être de pointer certaines populations d’humains sujets plus probables à certaines pathologies avec lesquelles il n’est pas souhaitable de faire des enfants. Pour les questions socio-éthiques liées à l’alimentation voir aussi T. Fournier et O. Lepiller « Se nourrir de promesses » Socio 12, 2019, p23-96, où ces auteurs étudient notamment les tests nutri-génomiques.