Le prochain désastre sanitaire risque d’être dû à une manipulation génétique ratée. Erreur sur la fonction du segment du génome concerné, ou erreur dans le confinement, sans même parler de malveillance.
Le fond du problème vient de ce que les scientifiques ne parviennent pas à prendre la mesure de ce que signifie l’ignorance définitive, et particulièrement les biologistes.
C’est compréhensible, il y a trois grandes visions du monde largement partagées, des piliers de la morale, qui encouragent à faire comme si les réactions inconnues de la nature pouvaient être négligées.
D’abord les bases religieuses de l’éthique qui font qu’on postule un substrat de providence même si on se pose athée ou agnostique. On a souvent abondé dans ce sens pour réconforter les gens. Et les scientifiques ont transporté cette confiance sur la science.
Le second volet en découle. C’est le scientisme (voir sur ce blog le texte de Pierre Samuel). Pour prendre la mesure du phénomène il faut visiter — c’est facile maintenant en ligne — la montagne d’articles d’une candeur enfantine qui s’amasse chaque année en biologie. La grande majorité consiste simplement à dire, à annoncer joyeusement « on peut faire ceci ». On ne parle pas de risques, l’idéologie sous-jacente est que tout s’arrangera forcément.
Bien des philosophes ont souligné que la science ne peut voir précisément ses limites. On voit que « ça avance » dans tous les domaines. Et de plus, les révolutions scientifiques sur lesquelles Thomas Kuhn a insisté à juste titre, et dont nous avons plusieurs exemples dans le passé, nous portent à croire que souvent les questions sans réponses étaient mal posées.
Le troisième fondement du socle éthique contemporain est le plus important et le moins contesté aujourd’hui c’est le marché. Il justifie toutes les irresponsabilités. Le cas du plastique est criant. La civilisation productiviste et consumériste a complètement scotomisé que les plastiques feraient des déchets, qui représentent maintenant des masses considérables à l’échelle planétaire et qui se sont infiltrées partout y compris dans nos corps. On a fabriqué en toute inconscience une grave contrainte de plus aux générations futures. L’économie est une science fortement idéologique qui, dans ses perfectionnements actuels, dissimule aux agents les ravages que font leurs comportements sur la planète.[1]
Je voudrais approfondir ici le second volet car c’est celui sur lequel — malheureusement — on peut avoir le plus d’influence par les idées.
Deux disciplines, qui sont en fait la même science, la chimie de synthèse et la biologie génomique, sont très différentes des autres branches du savoir. Pour combiner des molécules en molécules plus grosses on ne peut guère aller bien loin dans le cadre minéral ordinaire sauf à faire des répétitions comme dans le cas des plastiques justement. Pour obtenir des molécules spécifiques géantes il faut aller dans le vivant car seuls les systèmes ouverts permettent de maintenir ces corps instables en eux-mêmes et fragiles dans un équilibre provisoire. On arrive à l’ADN : des molécules de plusieurs millions d’atomes, avec des possibilités combinatoires vertigineuses.
La grande question est alors « peut-on tout essayer ? ». Actuellement on ne se pose même plus cette question, on essaie. Souvent avec l’argument cent fois répété que « nous faisons ce que fait et a toujours fait la nature ». Il faut tout de suite rectifier : la nature fait ce qui est faisable par les êtres vivants actuels, qui sont collectivement les survivants des innombrables expériences que la nature a faites dans le passé, sur des êtres vivants qui étaient accompagnés d’un cortège biotique de microorganismes dont nous ignorons définitivement les génomes. Pouvons-nous piocher dans l’immense vide, si démesurément g-i-g-a-n-t-e-s-q-u-e qu’il n’a jamais pu être exploré exhaustivement par la nature terrestre?
Y a-t-il vraiment dans la combinatoire un inconnu fondamental ou bien sommes-nous sur le point de comprendre tous les effets des accrochages des molécules entre elles ? Pour dire des choses précises sur cette question philosophique fondamentale, il serait bien utile d’avoir un modèle simplifié des assemblages de molécules sur lequel pouvoir raisonner.
Or ce modèle existe, et nous savons maintenant pas mal de choses sur lui : c’est l’arithmétique.
L’arithmétique est faite d’énoncés qui sont des assemblages finis de signes. Ceux qui s’accrochent aux axiomes par des démonstrations s’appellent des théorèmes. Une trentaine d’années avant la découverte de la combinatoire du vivant, une révolution épistémique s’était produite due à Kurt Gödel et aussi à Alonzo Church et Alan Turing : on peut faire la preuve que certaines séquences de signes, certains énoncés correctement écrits, ne sont ni démontrables ni réfutables.
Ce résultat était tout à fait contraire à ce qu’on pensait généralement. Les nombres entiers, ces choses les plus incontestables qui soient, ont des propriétés qui ne découlent pas de la déduction logique : il n’existe pas d’axiomatique fournissant toutes les propriétés des nombres entiers.
La surprise produite montre combien la science misait sur une autre conception de la réalité. Deux exemples sont symptomatiques.
D’abord Henri Bergson. Ce philosophe profond pose très bien le problème en tentant de penser pourquoi le vivant, les plantes, les animaux seraient plus créatifs que ce que la science peut faire avec sa rationalité qui selon lui la cantonne à des choses automatiques. Il forge pour cela les concepts de « mécanisme cinématographique » et « d’illusion mécanistique ». C’est précisément là où réside la seule erreur d’appréciation de son approche. La déduction au niveau de l’arithmétique, ce n’est pas automatique. Bergson a mal placé la césure automatique vs créatif. Il serait complètement anachronique de lui en faire le reproche puisqu’à la même époque David Hilbert lui-même avait jugé pertinent de lancer un programme de recherche pour tenter de montrer que tout ce qui est vrai pouvait être démontré en arithmétique y compris la cohérence. Hilbert s’exprime comme les scientistes d’aujourd’hui. Dans sa pénétrante introduction aux célèbres 23 problèmes qu’il avait cités à la conférence de Paris de 1900, après avoir expliqué ce qu’est un problème mathématique intéressant, et que sa solution doit procéder par un nombre fini d’étapes purement logiques, il défend la thèse que tout problème mathématique a une solution :
« Cette conviction de la possibilité de résoudre tout problème mathématique est pour nous un précieux encouragement pendant le travail. Nous entendons toujours résonner en nous cet appel : Voilà le problème, cherchons-en la solution. Tu peux la trouver par le pur raisonnement. Jamais, en effet mathématicien ne sera réduit à dire : Ignorabimus« .
L’existence du programme de Hilbert corrobore le bien fondé de la réflexion de Bergson pour penser la nature à son époque. Mais nous savons aujourd’hui ce programme impossible.
En fait le résultat de Gödel et ses extensions sur l’impossibilité de résoudre par algorithme la combinatoire de nombreux systèmes formels, n’ont pas changé la position de la plupart des scientifiques. Ils croient pour beaucoup d’entre eux qu’une bonne façon de vivre est de faire comme si ce que la science ne sait pas porte sur des sujets pointus qui concernent des innovations dont on verra bien dans l’avenir si elles rendent service ou pas. Pour eux ce que la science ne sait pas c’est comment détecter le boson de Higgs, comment faire la fusion nucléaire, ou fabriquer un ordinateur quantique, mais on peut considérer que pour les choses courantes la science sait tout avec une précision suffisante pour agir.
Le malentendu porte sur le résultat de Gödel lui-même. Par souci de rigueur Gödel n’a pas suffisamment insisté sur la nouvelle vision de l’arithmétique qui apparaît. Il y a de l’indécidable, Gödel le prouve pour certains énoncés particuliers mais ces énoncés ne sont là que parce que sur eux la preuve de l’indécidabilité est possible, évidemment le paysage est maintenant celui d’une zone entre le prouvable et le réfutable dont la frontière est inconnue. Toutes sortes de propriétés que Dame Arithmétique garde dans ses greniers, dont font peut-être partie les nombreuses conjectures que nous laissons irrésolues.
Du coup on se remémore des problèmes insolubles auxquels la science ne faisait plus guère attention : comment savoir ce qui s’est effectivement passé là où les traces ont disparu, et les inscriptions effacées? Et des questions porteuses de plus grands enjeux : comment savoir si le système immunitaire des mammifères actuels est vulnérable ou non aux bactéries enfermées depuis le début du quaternaire dans le permafrost ? Comment savoir quels sont les ADN essayés par la nature depuis la soupe primitive et qui ont provoqué les extinctions importantes que les paléontologues ont remarqué dans les fossiles?
Gödel a dit « ignorabimus, nous ne saurons jamais, ça existe ». A nous maintenant de vivre avec et d’en tenir compte.
Il reste évidemment des différences importantes. Le contexte des théories mathématiques, à savoir le langage des prédicats du premier ordre, n’est pas perturbé par les progrès des démonstrations au sein des théories, alors que le vivant évolue dans un contexte lui-même vivant dont il tient compte et qu’il modifie. Mais ces différences ne font qu’accroître les raisons de prendre conscience que nous devons nous accoutumer à une épistémologie dans laquelle existe une part d’ignorance définitive.
La donnée première est que la nature est là, pour l’instant encore. Agir comme si nous saurons bientôt tout ce qu’elle sait était une illusion, c’est maintenant une erreur scientifique.
Cette ignorance en chimie ou biologie de synthèse signifie que nous ne savons pas dire à l’avance ce que va faire une nouvelle molécule sur l’ensemble du vivant existant. Et comme nous ignorons le détail des tentatives essayées par la nature durant l’évolution pour atteindre l’état présent, il se peut que le jeu artificiel purement combinatoire fabrique des entités qui n’ont jamais été rencontrées par la nature, ni utilisées ni essayées. La prudence requise a été reconnue et explicitée sur les questions de confinement dans les conférences d’Asilomar et de Cartagène, il faut enclencher la construction des institutions internationales pour contrôler leur application.
Je pense que d’autres pandémies et d’autres phénomènes environnementaux graves et imprévus seront de plus en plus nombreux dans les décennies qui viennent. C’est à mes yeux la conséquence de la grande cécité dans laquelle nous conduisons les affaires actuellement, en faisant une rationalité de l’addition des égoïsmes au niveau des particuliers, des entreprises, et des nations. Comme tout le monde craint un pouvoir qui ferait respecter des règles déontologiques globales plus effectif que celui de l’ONU parce qu’il pourrait être accaparé par des factions, la politique de l’autruche continue.
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[1] Cf. Le mensonge de la finance, les mathématiques, le signal-prix et la planète, L’atelier 2018.