« Quand un mot comprend deux consonnes consécutives, il double parfois la première, il ne double jamais la seconde : il siffle, il mettra… »
« Les mots commençant par dif prennent deux F. Ceux commençant par def n’en prennent qu’un : différence, déférence, déformation, difforme… »
C’est la folie douce du scientifique positiviste, son symptôme, son addiction. Faire avancer la connaissance c’est énoncer une loi. Il y a des lois partout il faut le rappeler à ceux qui font n’importe quoi. C’est la sagesse scientifique que de penser le monde comme une législation. Le nec plus ultra est d’avoir sa loi : loi de Mariotte, loi de Pareto, loi de Bode, lois de Kepler, loi de Bernoulli, loi de Laplace, loi de Lambert, loi de Kirchhoff, loi de Joule, loi de Faraday, loi de Curie, loi de Coulomb, loi de Rydberg-Ritz, … il y a les grandes lois comme celle de Newton qui dit pourquoi tombent les pommes mais la petite loi de Jurin n’est pas de reste qui dit comment la sève monte pour les faire, les pommes.
Cette sorte de plaisir autistique de voir indéfiniment se répéter le même mécanisme est le péché mignon de Descartes qui pense que les lois ont été faites par Dieu ainsi que les mécanismes qui gouvernent les animaux.
Mais deux siècles plus tard le positivisme est allé beaucoup plus loin en se débarrassant de l’idée de dieu et en tentant de ramener la loi à la notion de fonction mathématique pour en faire un outil de la connaissance objective tout en lui donnant une plus large portée comme outil dans toutes les branches de la science y compris la sociologie. Le positivisme est une philosophie politique dont l’idée maîtresse est d’organiser la société sur ce qui fait consensus c’est-à-dire sur la science et à cet égard le fait que les lois soient les éléments clés de cette épistémologie laisse un doute planer indéfiniment : qui fait la loi si elles ne sont plus divines ? Le « c’est comme ça » vaut-il aussi pour les règles sociales ? L’ordre consensuel ne se réduit-il pas au conformisme, la simple obéissance et, par derrière ne cache-t-il pas la vraie lutte pour la fabrication des lois ?
Apprendre qu’il y a des lois c’est formateur. Ce fut bien compris dans l’école de la Troisième République si on en juge par les manuels. Les lois et les fonctions y sont partout. On invente des lois, on en fabrique pour décrire le monde. Savoir parler et écrire correctement ne peut se faire que par l’acquisition de lois. Pour le Certificat d’étude tel manuel ne mentionne pas moins de 134 règles à savoir pour maîtriser la langue. Exemples :
– Les mots qui comprennent le son « ouf » prennent deux F sauf : Boursoufler, emmitoufler, pantoufle, le soufre. Ne pas confondre avec le verbe souffrir.
– Les mots commençant par ag (son « ague ») prennent deux G, sauf : agacer, agate, agrafe, agrandir, aguerrir, agripper, …
– Les mots usuels commençant par com (son « comm' ») prennent deux M sauf : comédie, comestible, comète, comique, comité, et leurs dérivés.
– les noms terminés par ail au singulier forment leur pluriel avec un S sauf : bail, corail, émail, soupirail, travail, vantail, vitrail.
La règle avec exceptions est plus coercive dans la mesure où n’étant pas naturelle elle pose la présence de l’autorité qui fait la loi.
Quant à la notion de fonction, elle est étendue de la notion mathématique de dépendance analytiquement codifiable à celle d’enchainement causal et tout simplement de but. Ainsi dans un manuel de sciences naturelles :
Un ensemble de phénomènes ayant le même résultat final se nomme une fonction. Tous les actes, par exemple, qui ont pour but la transformation de nos aliments dans notre corps se résument en une fonction, la digestion. L’ensemble des organes qui servent à une même fonction se nomme un appareil ou un système […]
Les fonctions chez les animaux ont pour but de les nourrir, c’est-à-dire d’entretenir leur corps en état de santé; ou bien d’établir des rapports entre eux et les objets extérieurs : d’où deux séries bien nettes : les fonctions de nutrition, les fonctions de relation. […]
Il est bon d’ajouter qu’il existe une troisième série de fonctions, celles de reproduction dont le but final est la perpétuité de l’espèce.[1]
Dans ces traités, la question omniprésente est « à quoi ça sert ? », question qui ramène la nature à ce qui est déjà connu et empêche l’écoute ouverte susceptible de donner une place à la création de représentations nouvelles, inattendues, dissidentes. Le positivisme a conservé de la foi religieuse une part dans sa doctrine, dissimulée, mais bien plus importante que Comte ne le dit : autour de l’autorité et de la loi qui mérite le respect. Et il a complètement écarté l’interprétation, a tort, des outils de connaissance.
Les lois c’est rassurant. Beaucoup de gens souhaitent qu’il y ait des lois, plus de lois. Le monde est perçu comme incertain, chaotique, et, si ça va si mal, il semble bien que ce soit la faute de tous ceux qui ne tiennent pas compte des règles. Disons les choses autrement, la voie que l’on suit pour vivre apparaîtrait plus facile si elle était plus contrainte pour tous, même avec la perte de liberté que cela représente pour soi. Car le problème que se posent les parents (et les mères en particulier) est d’indiquer le mieux possible le passage que leurs enfants pourront emprunter dans ce monde, et pour cela des règles du jeu un peu stables sont souhaitables.
On aimerait surtout que les lois soient claires et strictes quant à leur application, que les marges d’interprétation soient réduites le plus possible. Sinon c’est le pire. Pire que l’arbitraire du pouvoir dominant, auquel au fond on peut s’adapter s’il est un tant soit peu prévisible.
Seulement les lois ont toujours un domaine de validité dont la frontière est de nature interprétative.
« N’importe quel », « pour tout ». C’était totalement la situation en mathématiques avant que la formalisation élaborée au 20ème siècle n’y serve de cadre d’expression exigé, et même encore après d’ailleurs. Les savants ont abondamment utilisé l’expression n’importe quel en un sens intuitif n’importe quelle courbe etc. Lorsque Lagrange parle de fonction, lorsque Poincaré évoque le problème de Dirichlet dans un ouvert « régulier » ou le principe des « fonctions arbitraires », lorsque Goursat parle de torsion, de courbure, d’hélice osculatrice, les hypothèses sont vagues. En réalité on fait confiance au mathématicien lecteur pour comprendre l’argument et donc à sa capacité à préciser les choses si besoin est. Comme le juriste estime que le texte de la loi et la jurisprudence éclaire suffisamment pour qu’on comprenne l’esprit de la loi sans avoir besoin de faire la liste de ses cas d’application et ses exceptions. Historiquement la formule de Taylor a d’abord été vraie pour n’importe quelle fonction.
On peut aussi faire des mathématiques en mettant en lumière les propriétés curieuses d’un objet très particulier. Mais souvent il y a une course à une abstraction englobante qui fait croire qu’on saisit une immensité, alors qu’on n’est pas capable de citer un seul exemple. C’est une subsistance de la pensée nomologique, les exemples clés reprennent depuis quelques décennies de l’importance. Car les mathématiques ne fonctionnent pas suivant le principe aristotélicien de la généralité, les lois n’y ont pas plus d’importance que l’ontologie. Pour paraphraser Lacan je dirais : les mathématiques ça s’invente : les imaginaires, la notion de groupe, le mouvement brownien, le temps local de Paul Lévy, les capacités de Choquet, les distributions de Sobolev-Schwartz, etc. Dans cette invention constructive des êtres mathématiques, évidemment le passé et les sciences naturelles mathématisées apportent des éléments signifiants qui peuvent servir à façonner la légitimité intuitive de l’être nouveau qui sera ensuite défini rigoureusement formellement. C’était dans une certaine mesure le cas pour les exemples des capacités et du mouvement brownien. Mais l’idée éclairante n’est pas toujours l’écriture formelle d’une vue provenant d’une intuition préalable Ce n’est pas le cas pour les imaginaires, ni pour le concept de fonction génératrice chez Laplace, ni pour la longue élaboration collective de la notion de martingale.
La nomophilie obsessionnelle. Aimer les lois est une pathologie des scientifiques assez grave, différente de la paranoïa et plus répandue. Elle est contagieuse par empathie selon le mécanisme découvert par Freud à propos de l’hystérie : si mes collègues des sciences de la nature ou humaines y compris les économistes estiment que leur travail consiste à dégager des lois, il est normal que moi aussi qui suis dans le même contexte social j’essaie de découvrir des lois.
Certains enseignants développent des formes chroniques, en particulier à propos de la grammaire et de l’orthographe
Trouver une régularité dont le domaine de validité est très mal connu et l’exhiber comme un progrès décisif est une posture qui laisse en réalité tout le travail aux autres. C’est exactement ce que fait Claude Bernard en omettant que les circonstances « identiques » dont il tire des conclusions positives, ne sont justement pas identiques, toute la médecine récente sur les allergies, les profils de cursus immunologiques, les perturbateurs, etc. le montrent clairement.
Mais la page n’est pas tournée. Le vivant est encore largement pensé en terme de fonction. La génétique a trouvé dans le langage informationnel le moyen d’actualiser les vues fonctionnalistes des positivistes de la fin du 19ème siècle. Un des abus de ce réductionnisme est qu’il n’y a pas de vivant sans contexte, vivant lui aussi. Et que l’élaboration, durant l’évolution, de ce contexte s’est fait dans des circonstances que nous ignorons définitivement, ce qui devrait nous inciter à bien davantage de prudence. [2]
Le pire de cette obsession est lorsqu’on aime une loi qui n’existe pas, comme c’est le cas pour la loi que la rareté fait monter les prix.[3]
C’était la loi fondamentale d’Auguste Walras, le principe explicatif de l’économie enseigné à son fils Léon qui y puisa les motifs des calculs néoclassiques. Puis cette loi devint la raison de la supériorité du système libéral sur l’économie planifiée (Hayek 1945).
Mais elle est absolument démentie par les marchés financiers, contradictoire avec leur fonctionnement spéculatif.
[1] G. Van Gelder, Eléments de sciences naturelles, avec leurs applications à l’agriculture, à l’industrie et à l’hygiène, Paris Fernand Nathan 1899.
[2] J’ai approfondi ces questions dans Science nomologique et science interprétative, connaissance de l’environnement, éditions ISTE, 2018
[3] Voir mon dernier ouvrage Le mensonge de la finance, les mathématiques, le signal-prix et la planète, L’Atelier 2018.