Environ 15000 à 20000 ans avant les grands artistes peintres de Lascaux, l’époque de l’Aurignacien est celle des graveurs. Pour des raisons qui nous restent partiellement mystérieuses ces hommes ont tracé avec des outils de pierre sur les parois des grottes des figures animales, volonté d’actes non directement utilitaires, début de la civilisation comme volonté et comme représentation. Cette émergence originelle est fondamentale pour entrevoir les facultés qui permettent d’imaginer et de symboliser, formes premières de la connaissance.
La grotte de Pair non pair près de Bordeaux montre ainsi de très nombreux tracés superposés, difficiles à reconnaître du premier coup d’œil, mais dont le plus récent devait ressortir clairement à l’époque par la fraicheur de l’entaille.
Cet art pariétal présente une particularité qui ne peut échapper au visiteur : les artistes se servaient de spécificités de la paroi pour « aider » leur dessin. Le graveur a tiré parti d’incrustation de fossiles, de reliefs ou de fissures pour son œuvre, pour faire un œil, un arrondi de tête, une échine, etc. Ceci a été relevé par de nombreux spécialistes. L’agencement « est tout d’abord conditionné par des accidents naturels de la roche« [1]. Non seulement à Pair non pair d’ailleurs. « L’utilisation figurée d’accidents naturels est particulièrement manifeste dans les représentations pariétales, écrit G.-H. Luquet, on pourrait mentionner une foule d’exemples de Sireuil, des Combarelles, de Font-de-Gaume, de la grotte Marcenac à Cabrerets, de Marsoulas, de Niaux, du Portel, du Mas d’Azil, du Tuc d’Audoubert, de Covalanas, de Pindal, de Hornos de la peña, de Castillo, de la Pasiega, d’Altamira« [2]
Ce serait cependant un contresens de penser que l’artiste avait l’idée de son œuvre en tête et qu’il a cherché le meilleur endroit pour la réaliser. Non, notre civilisation qui ne sait penser que selon des processus d’optimisation nous induit en erreur, il apparaît assez évident que le processus n’est justement pas une habileté à utiliser pour un objectif prédéfini, mais au contraire une lecture a priori de la tête d’un animal ou d’une autre partie de son corps sur la paroi et à partir de cette « vision » l’œuvre a été complétée. Le talent qui pousse l’homme à l’expression est un don interprétatif.
Une fois l’interprétation apparue, elle s’impose et l’artiste est possédé par ce dessein qui guidera son trait. Ce don interprétatif est un ressort fondamental de la fabrication de connaissance humaine. Sans doute l’artiste pense-t-il que c’est la paroi qui parle, qu’il ne fait que comprendre ce qui est déjà là, comme le chercheur aujourd’hui pense que c’est la réalité qu’il découvre en omettant tout l’attirail inconscient de son talent interprétatif. Martine Braun-Stanesco relève fort justement ce phénomène « Les accidents de la roche sont évocateurs; par le jeu de l’analogie, ils rendent manifeste. L’artiste n’a plus qu’à donner son assentiment, à homologuer, à compléter. A finir, et donc à définir, à fixer un aspect, un sens de lecture, certes. Mais la roche elle-même est à ce moment-là ressentie comme matière animée, presque dotée d’intention« [3]. Les anthropologues ont recueilli des situations similaires en d’autres civilisations.
Le germe, sur la paroi, d’une figure animale apparaît ainsi comme un signe symbolique, une parole dite, un oracle ou au moins un signifiant. Il vaut la peine de citer ce savoureux passage du Séminaire où l’importance de ce thème donne à Lacan une quérulence toute nietzschéenne : « Qu’il y a des signifiants de base sans lesquels l’ordre des significations humaines ne saurait s’établir, notre expérience nous le fait sentir à tout instant. N’est-ce pas aussi bien ce que nous expliquent toutes les mythologies ? Pensée magique, ainsi s’exprime la connerie scientifique moderne chaque fois qu’elle se trouve devant quelque chose qui dépasse les petites cervelles ratatinées de ceux à qui il semble que, pour pénétrer dans le domaine de la culture, la condition nécessaire est que rien ne les prennent dans un désir quelconque qui les humaniserait. Pensée magique, ce terme vous paraît-il suffire à expliquer que des gens qui avaient toutes les chances d’avoir les mêmes rapports que nous à la naissance, aient interprété le jour, la nuit, la terre et le ciel comme des entités qui se conjuguent et qui copulent dans une famille mêlée d’assassinats, d’incestes, d’éclipses extraordinaires, de disparitions, métamorphoses, mutilations, de tel ou tel des termes ? Vous croyez que ces gens-là ils prenaient vraiment ces choses au pied de la lettre ? C’est vraiment les mettre au niveau mental de l’évolutionniste de nos jours, qui croit tout expliquer.« [4]
Le talent de reconnaître est certainement aussi d’une importance vitale pour le chasseur, reconnaître un bruit, une odeur, un mouvement. Pourtant, dans la fresque rapide de l’évolution humaine qu’il brosse dans Le hasard et la nécessité, Jacques Monod — principal introducteur de la pensée de Karl Popper en France — n’évoque pas un instant cette faculté qui va à l’encontre de sa philosophie. Il mentionne uniquement l’avantage téléonomique d’un langage naissant : « Aussitôt qu’existait un système de communication symbolique, les individus ou plutôt les groupes les mieux doués pour son emploi acquéraient sur les autres un avantage… » Il y a comme une incompatibilité de la fécondité de l’interprétation avec une certaine épistémologie.
Dans l’article « Le pluralisme est l’état instantané permanent de la connaissance scientifique » nous partons de ces dons que nous révèle l’art pariétal et d’autres exemples de l’importance du talent interprétatif pour repenser la question de la science à l’époque contemporaine où l’humanité a à faire face à des difficultés nouvelles.