De la science à l’éthique : Albert Jacquard

C’est le titre d’une section d’un de ses ouvrages[1]. Je venais de proposer un commentaire d’un autre de ses livres, son dernier[2], lorsque son décès suscita de nombreuses évocations sur les ondes. C’est aussi un thème épistémologique fondamental que ce penseur engagé a à la fois traité philosophiquement et vécu par l’exemple. Ceci m’incite à m’interroger davantage sur le message profond qu’il a voulu laisser dans ce dernier livre.

Dans la première partie de son œuvre qui fonda sa réputation, nous étions habitués à un style très didactique et à une rigueur cristalline typique des praticiens des sciences du dénombrement, accompagnée d’une réserve assez modeste sur ce que le scientifique peut tirer comme enseignement moral de ses connaissances. Et puis progressivement l’importance de l’engagement devint tout à fait claire. Sur le rôle du scientifique il écrit « Dans la nature, tout est soumis, que ce soit à la rigueur des interactions déterministes ou à l’irrésolution de l’aléatoire quantique. Les événements se déroulent en fonction de l’état présent, sans but, sans objectif, sans prêter le flanc à un jugement sur ce qui est ‘bon’ et ce qui est ‘mauvais’. Il ne peut y avoir de ‘morale naturelle’ « . Mais il considère que néanmoins on peut — et même on doit — fonder une forme d’enseignement éthique à partir de la science : « La connaissance scientifique sans pouvoir fonder cette morale, peut cependant intervenir dans son élaboration, en mettant en garde contre les préceptes moraux qui seraient incompatibles avec les contraintes imposées par la nature ou qui s’appuieraient sur une vision erronée de la réalité. » Et il ajoute « Plus sans doute que toute autre discipline, la génétique apporte une lucidité nouvelle et décisive dans le choix de règles réalistes et cohérentes pour gérer les rapports entre personnes ou entre groupes »[3] Cette notion de lucidité semble centrale dans sa pensée, elle était déjà explicite dans son dialogue avec Axel Kahn[4] : « Pour moi être scientifique consiste à s’efforcer de gagner en lucidité. C’est pratiquement l’une des seules raisons d’être du scientifique. Nous tentons d’être plus lucides que la moyenne. »

Seulement ce concept de lucidité est d’une grande ambiguïté. Elle s’affranchit d’abord des interprétations, plurielles, que les faits scientifiques suggèrent. Elle oublie aussi l’ancrage du savant « lucide » qui fait qu’il parle depuis un certain lieu social et historique. Enfin elle omet que les savants sont aussi des acteurs engagés et parfois en faveur de certaines politiques culturelles ou économiques, que leur combat peut n’être pas universaliste comme il semble évident pour Jacquard : « Lorsque nous avons acquis cette lucidité, écrit-il, et que nous en sommes conscients, nous ressentons comme un devoir de la partager. Du moins, nous entendons réagir chaque fois que nous sommes témoins d’une attitude contraire à ce que nous savons être conforme à cette lucidité ».
Il s’agit d’une sorte de ‘Wo es war soll ich werden’ étendu de la morale individuelle à la philosophie des sciences : « chaque fois que vous devenez un peu plus lucide… ». Ce qui n’est peut-être pas étranger au fait que Freud ne s’est jamais départi d’une présentation quasi-positiviste de sa démarche — en scotomisant curieusement le rôle de son propre talent interprétatif dans la fabrication de connaissance.[5]
Aussi je pense que l’on ne peut suivre Jacquard dans cette voie qu’à la condition d’adopter une épistémologie explicitement pluraliste dans laquelle la compréhension tirée de la science est vraiment conçue comme une interprétation parmi d’autres possibles selon une épistémologie que Ravetz et Funtovicz appellent maladroitement post-normale, et qui signifie simplement que l’homogénéité de la communauté scientifique n’est jamais garantie et est même la source de toute les améliorations des visions importantes. Le fait de substituer à la soi-disant ‘lucidité’ une simple ‘compréhension’ corrobore pleinement le sentiment  que « lorsque nous avons acquis cette lucidité et que nous en sommes conscients, nous ressentons comme un devoir de la partager » phénomène typique de toutes les prises de consciences interprétatives[6].

Mais, ceci étant dit, il faut s’accorder absolument avec Jacquard quant à l’importance de l’engagement du scientifique sur la base de sa compréhension personnelle compte tenu des savoirs auxquels il a accès. Ce qui n’est pas du tout incompatible avec le pluralisme. A cet égard, sa façon d’avancer sur le problème posé cyniquement par Malthus à la fin du 18ème siècle, qui reste une question absolument centrale, est exemplaire et — on peut le lui accorder — très lucidement formulée dès 1993.[7]

Dans son dernier livre cependant Jacquard va beaucoup plus loin dans la formulation de sa vision du monde. Quelques phrases seulement mais très fortes.
D’abord il dénonce la propriété privée, rejoignant sur ce thème de nombreux économistes de l’environnement qui ont perçu l’erreur de croire que la propriété était la condition du soin comme il est répété par les libéraux.[8]
Ensuite il va au delà de ce que tous ces écologistes ont imaginé, il dénonce même l’appropriation des enfants par leur parents.
En fait, on perçoit cette Weltanschauung déjà dans ses écrits antérieurs : « L’analyse la plus détaillée d’un ovule et d’un spermatozoïde ne permet pas de décider s’ils sont  français allemands ou italiens. Un gamète n’a pas de patrie. Un embryon n’en a pas davantage […] toute référence à un droit du sang revient à recourir à des concepts pré-mendéliens, moyenâgeux, contraires à la réalité biologique »[9]. Et surtout : « On ne peut définir l’humain que par la collectivité humaine et non par l’individu […] A nous de faire l’humanité. Si nous disons ‘désapproprions la Terre’, il nous faut aussi dire ‘désapproprions l’enfant’ « .[10]

Dans L’éloge de la différence Jacquard insistait sur le mélange des sociétés et sur l’importance du tirage au hasard de la configuration des gènes de l’enfant qui le distingue absolument de ses parents. Maintenant il va beaucoup plus loin il rejette la propriété des enfants! Oui c’est ce dont il parle. On peut considérer que la propriété des objets et des lieux est en effet un problème grave sur lequel on doit quitter les ornières de pensée marxistes et capitalistes. Mais qu’imagine Albert Jacquard comme monde ? On n’est pas loin d’Aldous Huxley. En tout cas on n’est plus là du tout dans l’idée de pluralisme. La différence ne peut avoir de la valeur que si elle est ancrée dans un héritage culturel. Ou bien ces courtes phrases manquent d’explication — ce qui est possible — ou bien c’est ce qu’il croit vraiment.
Il y a même pour moi un problème purement combinatoire, et un passage du monde des mathématiques vers celui de la morale un peu rapide. Si l’on estime que le patrimoine génétique des humains comprend de l’ordre de 20000 gènes poly-alléliques. Les ordres de grandeurs sont, comme toujours, hautement significatifs. Cela veut dire environ 2 108 configurations de spermatozoïde et autant pour l’ovule, soit environ 4 1016 possibilités pour l’enfant d’un couple de parents. On voit, certes, que la ‘particularité’ de l’enfant est vertigineuse. Mais qu’est-ce que cela signifie vraiment ? Il y a 7 109 humains actuellement, donc à chaque génération l’humanité dans son ensemble n’explore qu’une toute petite partie de ce que la progéniture d’un seul couple pourrait être, moins d’un millionième. Autant dire que cela n’a aucune importance. Cela veut dire que ce choix au sein d’un espace de possibilités immense ne fait guère de surprise ni d’obstacle à la vie sociale, autrement dit qu’il n’est pas signifiant. Ce tirage est secondaire par rapport aux facteurs culturels et sociaux qui eux fondent la personnalité et finalement la richesse du pluralisme.
Malgré son altruisme qui l’a rapproché des sans logis et de l’abbé Pierre, Jacquard n’est pas contre le bébé éprouvette. Il répond à Axel Kahn qui vient d’évoquer de façon nuancée les difficultés éthiques que posent les transgéniques « Je suis d’accord : ce n’est pas parce que les scientifiques manipulent les gènes qu’ils créent quelque chose d’abominable ». Et il semble pousser l’idée jusqu’à contester le rôle d’élever et d’éduquer l’enfant que les parents traduisent spontanément par un vocabulaire d’appropriation, mon petit, ma petite, ma fille, mon garçon. Mais derrière les mots, il y a là un rôle des adultes vers les petits dont ils s’occupent qui est absolument essentiel dans la constitution même d’un vrai pluralisme social et qui ne peut avoir de sens que par la transmission de savoirs, de motivations, de valeurs, j’irais même jusqu’à dire d’un idéal du moi (que Lacan distingue du surmoi freudien) et aussi évidemment la mise à disposition des outils intellectuels pour s’échapper autant qu’on en a la force de tout cet attirail d’affects qui nous forme.
Je crois que c’est un fantasme de scientifique de penser que le lien entre la mère et l’enfant puisse ne pas ressembler à de la possession, et celle du père de la même façon (avec simplement un décalage de 9 mois comme dit Aldo Naouri). Sur ce point il faut retourner la relation de cause à effet. C’est l’économie et la propriété privée qui ont copié cette relation pour s’en servir avec d’autres objets, les biens, l’argent, etc. On peut, et je pense que l’on devra si l’on réfléchit à la transition écologique, séparer les deux.

Ce que dit Jacquard à propos de l’enseignement confirme ce goût d’une posture idéaliste par principe. Il part de l’indétermination de l’analyse multicritère « Toute chose peut être classée en fonction de mille critères : la taille, le poids, la couleur, la forme… Pourquoi choisir une caractéristique plutôt qu’une autre ? » il poursuit « Donc, hiérarchiser l’intelligence, ou bien les races — si tant est qu’elles existent —, est parfaitement absurde », et ceci le conduit à s’opposer à tout jugement dans le système scolaire : « Maintenant, parlons d’éducation et de système scolaire : le problème est identique ! ». Les pages 248 et suivantes de son dialogue avec Kahn sont pur fantasme pour ne pas dire délire : il raconte qu’aux étudiants (du Département d’architecture de Lugano) il annonce « qu’ils auront un examen au mois de juillet » et dans la foulée ajoute « qu’ils auront tous 9 sur 10 à cet examen ». Puis explique-t-il « je leur dis qu’ils n’auront pas rempli leur part du contrat à mon égard s’ils me rendent une mauvaise copie, dépourvue d’idées, qui montrerait leur désintérêt et leur manque d’attention à mon cours » !
C’est particulièrement rageant parce que la question du ranking et de l’idéologie de la compétition sont un problème grave à cause de la voracité de la pensée économique dont la première étape avant de mettre un prix consiste toujours à trouver le moyen de classer linéairement, cf. le classement des chercheurs, des universités pour le commerce des formations, et l’application de l’analyse coût bénéfice à l’environnement que j’ai dénoncée abondamment par ailleurs. Le propos de Jacquard est gênant parce que le pire est de défendre de bonnes causes avec de mauvais arguments. Là, il tombe dans une démagogie sans intérêt, le combat courageux était au contraire dans l’autre direction, celui du professeur qui m’avait faire l’honneur de son amitié, Laurent Schwartz, lui qui savait ce qu’enseigner veut dire[11]. J’ai moi-même une assez longue expérience des étudiants pour pouvoir dire que cette esquive de jugement, ce n’est pas du tout ce qu’ils attendent.

Ce n’est pas parce que les rejetons sont pour l’essentiel tirés au hasard qu’il ne faut pas mettre de notes aux élèves.

Jacquard a fort bien vu que l’important pour l’avenir c’était quelle société on était en train de construire. Egalement l’urgence de restituer une légitimité à l’altruisme dénigré de toute part. Ces deux points sont l’essentiel.

Mais il est vrai qu’il n’a pas pointé le risque de sécession des favorisés qui pour des raisons économiques et biologiques devient de plus en plus sérieux. Ni le fait que le pluralisme peut être le fondement épistémologique le plus solide pour contrecarrer cette addiction à dominer.


[1] Les Hommes et leurs gènes Le Pommier 2008, p86 et seq.

[2] Réinventons l’humanité, avec H. Amblard, postface S. Latouche, Sang de la Terre 2013. Lire le commentaire sur ce site.

[3] Les Hommes et leurs gènes, loc. cit.

[4] L’avenir n’est pas écrit, Bayard 2001.

[5] Cf. N. B. Risk and Meaning Springer 2011, Chapitre XIII.

[6] Cf. Risk and Meaning, chapitre V.

[7] Voir la seconde partie de L’explosion démographique, Flammarion 1993.

[8] voir par exemple sur ce site les recensions des ouvrages de Bernard Perret Pour une raison écologique, et de Gaël Giraud Illusion financière, ainsi que N. B. « Une pensée devenue Monde »  Esprit   nov. 2009,   p130-146.

[9] Les Hommes et leurs gènes p99.

[10] Réinventons l’humanité p58-59.

[11] L. Schwartz, Pour sauver l’université, Seuil 1983.

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