Les villes poussent comme des sortes de plantes. Certaines d’entre elles, parfois, comme les médinas du Maghreb, semblent formées par agglutination au hasard en massifs proliférants. Mais s’agit-il vraiment de hasard ? Ne serait-ce pas plutôt l’effet de fortes contraintes locales, historiques et techniques ? Les villes nouvelles grecques et romaines ont au contraire des schémas directeurs rigides. Mais strictes dans la géométrie d’ensemble et la voirie, elles préservent une grande liberté dans chaque unité, permettant à la ville d’accueillir l’imprévu et de s’adapter aux nouveautés de l’histoire. Telle Naples, anciennement Neapolis, ville nouvelle, qui a conservé son quadrillage antique. Comment structurer sans rigidifier ? La ville est une traduction spatiale du droit qui régit le collectif et l’individuel. Berlin est un exemple contemporain de cette dialectique.
Les favelas, ces quartiers indigents de Rio de Janeiro plus ou moins contrôlés par des bandes mafieuses, sont situés sur les pentes des collines, selon une organisation en terrasses, irriguée de ruelles, sentiers et escaliers. Elles profitent souvent d’excellentes vues sur la baie. La disposition urbaine et celle du bâti sont d’une similitude saisissante avec les maisons des riches installées sur les pentes de l’île de Capri. Est-ce à dire que cette typologie d’habitat favorable aux relations de voisinage serait optimale en soi et que les difficultés des villes ne viendraient que des conflits entre couches sociales ?
Dans les deux cas, l’accessibilité est essentiellement réservée aux piétons. La promiscuité, les passages étroits, l’imbrication horizontale et verticale des propriétés, sont identiques. La vie entre voisins est intense, on se rencontre, on se parle, on s’aide pour les courses et pour les enfants. Les pauvres subissent cet état de fait, captifs de conditions sociales où tous les choix sont contraints et où l’entraide est la seule sécurité sociale. Et, pour d’autres raisons, les mêmes caractéristiques sont recherchées par la population fortunée des îles du golfe napolitain.
Entre ces extrêmes sont toutes les villes anciennes, groupements à fins de protection que l’histoire a constitués en structures agglutinées naturelles qui vivent maintenant comme elles peuvent. La population des villages-collines d’Italie ou des villes perchées de Sicile est en mutation. La pratique religieuse diminue, les églises sont mal entretenues. Les jeunes s’en vont, les murs qui sont là, chargés de sens, ne correspondent plus à leurs attentes. Les vieux restent et sont maintenant rejoints par quelques représentants d’une bourgeoisie non-conformiste qui veut s’extraire de la dépendance automobile et quitter le stress des grandes agglomérations.
Raguse
La dimension collective y est prépondérante. Elle apporte des avantages, des services de proximité, et des contraintes acceptées qui semblent restaurer l’harmonie entre le privé et le public, entre cellule familiale et société. La ville est comme un massif corallien, un polypier, qui prolifère et se modifie lentement au cours des années et des siècles.
Calascibetta près d’Enna, Sicile
Si l’architecture n’a utilisé le hasard que tardivement, comme outil de transgression aux références traditionnelles, en revanche la ville, depuis toujours, semble porteuse d’une force de croissance désordonnée. Les cités siciliennes, Modica-Alta, Erice, Enna, perchées sur des promontoires vertigineux, ont été façonnées par une histoire issue de la nuit des temps, et soumises par les pouvoirs les plus divers, grecs, latins, normands, arabes, napolitains et espagnols qui les transformaient et les protégeaient contre le brigandage. Les quartiers préservés comme l’Albaizin de Grenade, ou encore les médinas des villes du Maghreb, sont autant de témoignages de cette spontanéité sans règles écrites et sans géométrie apparente qui nous émerveille comme une architecture sans architecte que seuls les siècles sont capables d’enfanter. La cité musulmane Ghardaïa dans le M’Zab algérien, ou celle de Sidi Bou Saïd en Tunisie, inchangées dans leur authenticité, en sont des exemples des plus fascinants.
Ghardaïa, Algérie Sidi Bou Saïd, Tunisie
En fait ce dessin sans dessein obéit à une infinité de logiques locales qui viennent disposer les volumes à côté des volumes autour des patios en maintenant la continuité des accès. Si la forme urbaine vernaculaire nous semble souple, adaptative, en parfaite symbiose avec le mode de vie qui l’a engendrée, a contrario, elle peut être ressentie aujourd’hui comme une pression trop forte sur le mode de vie auquel les jeunes ménages souhaitent accéder. Impossible ici d’envisager un pavillon entouré d’un jardin et d’une haie de troènes, il ne faut certes pas le regretter. Mais la ville par son historique beauté ne vient-elle pas déterminer trop fortement les consciences ?
Le contraste est frappant avec les villes nouvelles au plan géométrique. Les villes des colonies grecques d’Asie Mineure au plan hippodamien, Priène, sur sa terrasse à flanc de colline dominant la plaine du Méandre, Millet, Pergame, Ephèse, ou de Grande-Grèce, Sélinonte, Agrigente, ont fait l’objet d’un plan directeur. Avenues, assainissement, équipements politiques et religieux et secteurs d’habitat y ont été ordonnancés suivant une géométrie simple, rectangulaire, hiérarchisée, comme si c’était là le plus naturel. On a l’impression que pour les Grecs, la géométrie est du côté de l’humain. En témoigne cette anecdote placée en exergue de son Livre sixième par l’architecte latin Vitruve : « On dit que le philosophe Aristide, disciple de Socrate, s’étant sauvé d’un naufrage sur les côtes de l’île de Rhodes, et ayant aperçu des figures géométriques tracées sur le sable, dit en s’écriant à ceux qui se trouvaient autour de lui : Ne craignons rien, je vois des traces d’hommes ».
Pour les Grecs, les palais minoens de Crète qu’ils connaissaient en ruine, leur paraissaient au hasard tant leur disposition est complexe. La construction d’un mythe aussi terrible que celui du minotaure dévoreur régulier de jeunes femmes vaincu par Thésée grâce au fil d’Ariane, atteste de leur effroi devant une telle architecture inhumaine.
Cnossos, plan de l’ancien palais (vers 1400 av. J.C.) d’après Evans
Chez les Romains la géométrie vient davantage de la discipline militaire. Les villes sont fondées comme des camps. Les mercenaires vainqueurs était souvent rétribués par le droit de s’installer, devenant ainsi des colons habitués à des organisations stratégiques de l’espace.
Timgad
Le plan romain, carré avec son artère principale decumanus, conservé typiquement à Timgad, eut la plus grande influence historique en Europe. En France Aigues-Mortes, ou encore aux dix-septième et dix-huitième siècles les bastides de Gascogne, furent dessinées selon des principes similaires. Mais d’autres solutions ont parfois été osées. Après le tremblement de terre de 1693 en Sicile, la ville de Grammichele fut reconstruite selon un plan hexagonal.
Marciac Villeréal
Grammichele
Et puis… l’histoire travaille l’espace. L’îlot de Priène ou le carré élémentaire de Timgad composés initialement au gré des goûts et des besoins des particuliers, se transforment, les générations se succédant, en pâté de maisons. Les habitants modifient le détail, mais le plan directeur subsiste. Telle ville ouvrière érigée par les Pharaons est rigide parce que réglée jusqu’à la moindre cellule, au contraire du plan de masse antique qui laisse vivre la ville. Naples s’accommode sans même s’en apercevoir de son plan de ville nouvelle : l’antique Neapolis. De même à Pavie.
El Amarna, quartier ouvrier de la ville pharaonique Akhetaten (XVIIIe dynastie)
Naples Pavie
Ce principe de régulation souple en opus incertum se retrouve comme symboliquement dans certains pavages traditionnels de bâtiments ruraux d’Italie méridionale : les terrasses sont faites de galets disposés au hasard dans des carrés réguliers qui restituent l’ensemble dans une perspective visuelle.
Pour nos yeux de modernes, la ville spontanément proliférante semble générer de l’espace urbain aléatoire, comme les générateurs pseudo-aléatoires des méthodes de Monte Carlo. Mais il s’agit, en fait, d’un quasi-déterminisme microscopique, dû à la force des règles sociales, familiales et religieuses. Des nécessités transmises, historicisées, induisent des savoir-faire et des modèles qui se perpétuent.
Au contraire, des règles d’urbanisme structurantes peuvent être la condition d’une liberté véritable et d’une créativité possible des époques successives. Il en est ainsi des villes nouvelles réussies. Noto, belle cité baroque de Sicile, en serait un des plus splendides exemples si les difficultés économiques n’avaient entravé son essor.
Noto Noto, église Sta Monte Virgini, arch. Sinatra
église San Domenico, arch. Gagliardi Noto
L’urbanisme des villes nouvelles est toujours nécessairement un pari sur la pérennité des institutions politiques, religieuses et productives. A cet égard Brasilia, qui, malgré sa rigidité, semblait un succès par la réussite de certaines cités-jardins, risque de rencontrer des dysfonctionnements graves tant elle a misé sur la voiture. Déjà les quadras les plus éloignés de l’axe de symétrie de « l’oiseau » sont les plus paupérisés. Une remarque similaire peut être faite à propos de Toulouse-le-Mirail. Disposant 25000 logements sur 680 hectares selon une structure arborescente constituée d’une grande dalle et d’immeubles en barre zigzagants avec rue intérieure pour optimiser les relations sociales, elle concentre, 30 ans après, tous les problèmes des quartiers difficiles, la dalle est en cours de démolition.
Brasilia Toulouse le Mirail, Architectes Candilis et Team X (1960-1975)
Comment laisser la liberté sans que l’addition de logiques locales individualistes et intéressées ne vienne détruire toute perception d’ensemble et anéantir les repères symboliques ? Le problème de l’immobilier exclusivement piloté par le marché est que la fierté du client s’exprime trop souvent selon des signes de richesse et de réussite surfaits et empruntés à une symbolique désuète voire ridicule. Un révélateur de ce phénomène navrant est fourni par nos cimetières civils ordinaires. Chacun veut mourir plus haut qu’il a vécu, le résultat, fleurs de porcelaine, marbres en biseau, chapelles à colonnes, etc., est affligeant de prétention. La simplicité des cimetières japonais, par leur dignité dépouillée, donne à réfléchir en comparaison.
Comment structurer sans rigidifier ? Il s’agit de traduire spatialement le fait que la ville est un état de droit, où la liberté de chacun doit respecter la quiétude visuelle et le repérage de tous. Il convient de dégager des règles qui marquent chaque bâtiment d’une appartenance à une totalité sans que cette contrainte impose une unique solution formelle. Une disposition intéressante est celle adoptée à Berlin qui impose le principe uniforme pour toute la ville de ne pas dépasser 22 mètres (dans l’esprit du Berlin d’avant-guerre qui prévoyait aussi un retrait au dernier étage) mais en admettant des exceptions gérées au coup par coup par les autorités municipales. Le résultat est un prodigieux spectacle d’architecture contemporaine.
Architecture urbaine d’accompagnement à Berlin
Berlin centre, opération nouvelles en 1994
Quartier du Bundestag Galeries nationales vue aérienne
Gare centrale Ambassade d’Angleterre