Des arguties autour de la mutagénèse réactivent une question aussi vieille que la philosophie.
J’ai souvenir d’un déjeuner avec l’architecte Jean Prouvé. Il était passionné d’innovations industrielles pour l’habitat et eut pour cela son heure de célébrité. Le restaurant, à Paris rue des francs-bourgeois, était décoré de fausses fleurs genre liseron bleu et mimosa. « Quel intérêt, disait-il, de faire des fleurs qui imitent les vraies, pourquoi ne pas en créer de nouvelles ? Déjà les temples grecs imitaient des temples plus anciens en bois. Il n’y a pas d’art sans imagination. » C’est tout à fait le discours des biologistes aujourd’hui qui se prennent pour des artistes. Seulement, si on y réfléchit bien, ce n’est pas si simple. Les clients du restaurant, ce sont des fleurs qu’ils veulent, des fleurs auxquelles ils sont accoutumés et qu’ils peuvent percevoir comme un geste de bienvenue et non pas des formes bariolées où l’on ne reconnaît rien. Le mot « plante » a un sens et le mot « fleur » également. Les architectes de la Renaissance faisaient de nouvelles phrases avec le vocabulaire antique et les Japonais font des bouquets avec de vraies fleurs.
Il faut reconnaître qu’ils font aussi des bonsaïs, ces arbres torturés selon un rituel ancien, tentative de maintenir une plante entre la vie et la mort indéfiniment. Et d’ailleurs on vend aussi de faux bonsaîs qui ne demandent pas de soin et qui sont plus chers que certains vrais (comme en montre l’image ci-dessus).
Le vrai le faux, nous n’allons pas remonter à Platon, mais la biologie génomique vient replacer cette question dans l’actualité.
Débat sur la mutagénèse
Les techniques de mutagénèse consistent à provoquer des mutations par des agents chimiques, physiques ou biologiques puis à sélectionner les êtres viables obtenues pour certaines de leurs caractéristiques.
Hors d’Europe ces techniques sont employées sans restriction dans beaucoup de pays. En Europe le 25 juillet 2018 la CJUE (Cours de justice de l’Union européenne) sollicitée par le Conseil d’Etat français a statué que les produits obtenus par techniques de mutagénèse étaient à considérer comme OGM et donc soumis à des restrictions légales éventuelles. Ceci ne porte pas sur certaines méthodes utilisant des plantes mutantes lorsque ces techniques sont considérées comme traditionnelles.
En France, avant ces décisions, des lobbies comme l’AFBV (Association Française des Biotechnologies végétales) s’étaient activés pour faire classer les techniques de mutagenèse comme ne fournissant pas des OGM et ce point de vue n’avait pas été rejeté par le HCB (Haut conseil des biotechnologies) avant la décision de la CJUE de juillet 2018.
Ce qui nous intéresse ici est l’argument avancé par nombre de ses partisans que la mutagénèse faisait la même chose que la nature. Cette argumentation a été reprise par l’association des semenciers allemands lors de la réunion biennale des représentants des comités d’experts nationaux sur les OGM à Berlin en novembre 2019.[1]
Les associations de défense de l’environnement qui ont obtenu gain de cause auprès de la CJUE ont fait valoir plusieurs arguments importants.
D’abord ce n’est pas la même chose parce que les rapports au contexte ne sont pas les mêmes. La nature fonctionne comme un système avec des sous-systèmes reliés. Darwin avait déjà compris que les innovations étaient fortement conditionnées par le cadre de vie des êtres vivants et contribuait à le modifier. Dire que la mutagénèse utilise le hasard comme la nature ne suffit certainement pas à rendre identique les effets obtenus car le tri des individus obtenus ne se fait pas selon les mêmes critères.
Ceci vaut au niveau macroscopique — ce qu’on appelle usuellement les écosystèmes — mais aussi au niveau microscopique. C’est le fameux excès de langage de Jacques Monod dans Le hasard et la nécessité où celui-ci parlait de la « roulette de la nature ». Ceci fit réagir plusieurs auteurs qui ont fait valoir que les mutations ont lieu dans un cadre cellulaire très particulier et que les stabilités et instabilités des composants génomiques y sont conditionnées.[2]
Ensuite et c’est la conséquence, il y a une question fondamentale de rythme des changements. Les jours, les mois, les saisons, les années règlent comme une mesure du temps qui coule les actions et interactions des êtres vivants. Des cycles plus compliqués existent aussi.[3]
Ainsi « la même chose que » fait nécessairement référence à un contexte. Pour l’écologiste le contexte à prendre en compte c’est l’environnement naturel en évolution à son rythme. Mais le biologiste de synthèse a aussi un contexte c’est son milieu social, sa culture de laboratoire, ce qui fournira des pistes de recherche à ses collègues, et évidemment ce qui présente un intérêt économique.
Signalons le débat sur le forçage génétique[4] sur lequel des décisions cruciales sont en cours ce mois de septembre 2020 où cette question « la même chose que » intervient encore,[5] et où émerge une nouvelle ambiguïté autour du concept d’intention, nous y reviendrons sur ce blog.
La question philosophique
Il est bon de réfléchir un peu, et de dénoncer les gros sabots des assimilations rapides et intéressées.
Après la longue histoire de cette préoccupation en philosophie, celui qui — à mon avis — a le premier clarifié le fait que « la même chose que » dépendait du contexte est le philosophe Albert Lautman à propos des mathématiques.
La force de l’analyse de Lautman vient justement de ce qu’elle concerne les mathématiques car il faut avouer que sur cette question du « même que » plusieurs penseurs se sont fourvoyés dans des généralisations hâtives et triviales. C’est le cas du sociologue Gabriel Tarde par exemple, et encore bien plus du biologiste américain Richard Dawkins jusqu’à des prises de positions outrancières.
Lautman prend l’exemple suivant : « Soit à étudier les propriétés de divisibilité du nombre 21. Si l’on considère comme corps de base, le corps K de nombres rationnels, 21 n’est décomposable que d’une seule façon en un produit de facteurs premiers : 21 = 3.7. Si l’on considère comme corps de base, le corps K( ) obtenu par l’adjonction de au corps K des nombres rationnels, on obtient deux décompositions différentes de 21 en produits de facteurs premiers
Les propriétés du nombre 21 ne sont donc pas toutes données avec la simple construction de ce nombre ; on ne peut les étudier qu’au sein du corps où le nombre est plongé et ceci fait intervenir toute l’axiomatique de la théorie des corps algébriques et de leurs extensions successives ».[6]
L’idée sous-jacente au principe que le nouvel être vivant fabriqué est la même chose que s’il avait été inventé par la nature réside dans la croyance qu’existe un ensemble des contextes possibles auquel on peut se référer et s’appuyer pour raisonner. C’est-à-dire que les êtres vivants actuels considérés globalement sont une sorte de « société vivante » comme il pourrait y en avoir beaucoup d’autres engendrées par le jeu des combinaisons génomiques tirées au hasard puis sélectionnées parmi les viables. Toutes ces sociétés vivantes constituant des sortes de « natures » alternatives aussi légitimes et intéressantes que la nature que nous avons.
Mais ces natures alternatives n’existent pas si ce n’est dans l’inconscient onirique de biologistes rêveurs. Le monde n’est pas une salle blanche où l’on pourrait savoir exhaustivement les êtres vivants qui participent à l’expérience, ce n’est pas non plus une chaîne de Markov qui se promène dans son « espace d’état » que l’on connaîtrait. On retrouve la tare fondamentale de la « réduction mathématique » de l’évolution de Fisher-Hamilton-Dawkins.[7]
Celle-ci consiste à modéliser l’évolution avec les outils de la dynamique des populations. Il y a dans cette approche progressivement une dérive : on part d’une modélisation descriptive d’une population « quelconque » représentée mathématiquement avec des paramètres évolutifs particuliers qui résultent d’une foule de circonstances spécifiques, et on arrive à une situation où ces paramètres deviennent des attributs de la situation génétique propre à cette population. Autrement dit : les facteurs de groupe d’une part, les facteurs de contexte d’autre part, passent progressivement du statut de choses difficiles à connaître au statut de choses que l’on néglige.
Le contexte est déterminant. Mais il est impossible à décrire exhaustivement au détail. Pensons au microbiote qui accompagne chaque animal. Nous avons un contexte particulier et la combinatoire réussie par l’évolution est sensible au contexte dans lequel elle se produit et qu’elle engendre.
Ceci a des répercussions très concrètes qui nous forcent à questionner notre civilisation trop individualiste et trop économisée : tuer un insecte est anodin mais faire disparaître la moitié d’entre eux ne l’est pas. Comme la notion de fleur évoquée plus haut la notion d’espèce a un sens même si sa frontière a un flou intrinsèque. C’est ce qu’avait compris Arne Naess un des fondateurs de l’écologie profonde. Le contexte auquel est arrivé la nature peut être dépeint — en première ébauche — par des espèces[8], il convient donc de leur donner l’importance qu’elles méritent dans les comportement humain et donc, c’était son but, dans le droit.
Il envisagea donc — dans une première vision de sa doctrine — de mettre toutes les espèces sur un plan d’égalité dans ce souci de préservation.
C’était trop simpliste, on ne peut mettre la mésange à longue queue à égalité avec les méduses. Il a rectifié ensuite.
Mais le souci reste juste, nous n’avons qu’une nature, nous ne la referons pas.
[1] Voir E. Meunier « Nouveaux OGM : les experts s’en remettent aux semenciers » Inf’OGM 27 janvier 2020.
[2] Pour des références voir N. Bouleau Introduction à la philosophie des sciences, Chap. XV Biologie et anthropotechniques, Spartacus-idh 2017
[3] J’ajouterai à ce propos la remarque un peu vague mais qui pourrait être précisée que les « montées » de la nature vers des êtres plus élaborés sont lentes et de long terme, et au contraire les « chutes » retournant à une faune et une flore plus proche des microbes sont souvent brutales, qu’il est donc sage d’essayer de ne pas les provoquer.
[4] Cf. le dossier coordonné par Z. Jacquinot Inf’OGM n°160 juillet/septembre 2020.
[5] Voir H. Le Meur « Forçage génétique naturel ou pas ? » idem.
[6] « Essai sur les notions de structure et d’existence en mathématiques » in Essai sur l’unité des mathématiques et divers écrits (thèse principale 1937) A. Lautman, Union Générale d’Édition, 1977.
[7] Du nom du statisticien Ronald A. Fisher cité par William D. Hamilton, tous deux cités par Richard Dawkins.
[8] Voir par exemple Manifeste du Muséum, Humains et autres animaux, éditions du Muséum national d’histoire naturelle et Reliefs Editions 2019.