Les lycéens manifestent, ils disent que rien n’est fait réellement pour arrêter le dérèglement climatique, les plastiques, ni pour sauver la biodiversité. Ils ont absolument raison, mais n’ont aucun pouvoir. Que font donc ceux qui en ont ? On peut dire que les agents économiques qui tiennent les leviers n’ont pas compris l’importance du long terme, qu’ils ne voient pas plus loin que leurs intérêts immédiats, business as usual. Mais une autre thèse mérite réflexion qui est de dire qu’au contraire beaucoup d’entre eux ont fort bien imaginé le long terme et en tirent que la transition est une lutte qui sera déterminante.
L’extension des marchés au domaine naturel
Un travail critique d’une rare qualité a été réalisé par l’équipe Green Finance Observatory.
J’invite toutes les personnes qui s’intéressent au climat et à la politique européenne en matière d’environnement à lire le rapport 50 nuances de vert.
Sans technicités ce rapport fait parfaitement comprendre les illusions des politiques consistant à mettre en marché les droits à polluer et, plus récemment, l’idée complètement folle de mettre en marché les compensations à la destruction de la biodiversité. Ces méthodes ultra-libérales sont hélas présentées comme « sans douleur » aux milieux politiques alors qu’elles aggravent la situation en repoussant les vraies solutions à plus tard.
Ce rapport n’a rien à voir avec un assemblage d’allégations politiques. C’est un outil de travail qui étudie divers moyens économiques et financiers dont on dispose pour résoudre le problème du climat. Son but est d’aider les décideurs à se faire un avis. C’est une nécessité démocratique compte tenu de l’ésotérisme phénoménal des arcanes de la finance de marché aujourd’hui. Il est rédigé avant les élections européennes et dans la perspective de la Cop 25 en novembre prochain au Chili.
Le rapport est disponible en anglais sur le site du Green Finance Observatory
Et en voici une version française provisoire
Une lettre ouverte aux dirigeants européens a également été diffusée
J’ajoute une observation à l’attention des internautes qui ont pris connaissance de ce rapport : il est accablant, et je ne peux pas croire que les milieux financiers qui ont l’intelligence si aiguisée pour comprendre la finance contemporaine, n’aient pas réalisé que les méthodes préconisées par l’Europe actuellement – je veux parler de la mise en marché de droits d’émission négociables et des marchés de compensation – sont incapables de résoudre réellement le problème de la transition énergétique, encore moins la préservation de la biodiversité ni le problème des déchets.
Mais alors si cette lucidité est réelle – elle l’est forcément –, elle signifie nécessairement tout autre chose. Elle signifie que beaucoup de décideurs, qui pèsent lourd économiquement, voient la transition comme une compétition : une rationalité globale ingérable, donc une situation où ce qui compte sont mes possibilités d’agir aujourd’hui et leur préservation.
La faillite d’une certaine philosophie de la vérité
Mais s’agit-il seulement des agents économiques importants ? Certainement pas. L’économie ordinaire, non pas la théorie mais la nécessité de gérer son budget mensuel et annuel est une formidable école de logique et de comportement. Un éthologue aujourd’hui observant les humains aurait d’ailleurs du mal à savoir si leur compétence comptable est ontogénétique et relève de l’apprentissage ou bien phylogénétique et reçue en héritage. Il n’est pas exclu que ce soit les deux à la fois.
Dans le concert dissonant des religions et des philosophies une rationalité s’est installée au 19ème siècle – en pleine industrialisation – qui a progressivement gagné sur les autres doctrines en abandonnant le théorique, le laissant de côté pour les palabres infinies, et en se limitant au concret. Ce courant est issu de l’athéisme en tant qu’incrédulité que l’on peut faire remonter à Hume, à Spinoza et même à Lucrèce. Mais il prit une force tout à fait nouvelle avec la confluence du positivisme de Comte et de l’utilitarisme de Mill inspiré de Bentham car on tenait là une pensée juste suffisante pour la science. Du moins pour la science en plein essor de cette époque. Et en effet les savants du 19ème siècle, très nombreux et extraordinairement brillants, s’accommodèrent volontiers d’une vision du monde qui laissait la liberté régner sur leurs expériences et leurs théories.
La branche anglo-saxonne fut la plus féconde. Car Auguste Comte, motivé par son étude de la sociologie, voulut assigner à la science la fonction politique de lien social en tant que corpus consensuel, ce qui le conduisit à instaurer la religion de l’humanité fondée sur l’honneur rendu aux hommes illustres qui n’eut guère de suite. Cette erreur ne fut pas commise par John Stuart Mill qui prit soin de ne décrire aucune organisation sociale, politique ou religieuse qui fût le but achevé de sa doctrine. En revanche il s’intéressa à l’économie que Comte avait laissée absente de son Cours de philosophie positive.
Avec Dupuit, Cournot, Walras et Jevons, l’économie se mathématisait mais elle conservait certains traits que lui avaient donnés les classiques Adam Smith, Malthus, Jean-Baptiste Say à savoir qu’on peut s’appuyer sur elle pour bousculer la morale ordinaire et qu’elle est un domaine, parmi d’autres, où la connaissance n’a pas à s’embarrasser de préjugés et progresse au contraire de la confrontation des points de vues novateurs. Darwin, athée lui aussi, suivra typiquement cette déontologie.
Puis l’utilitarisme inspirera le pragmatisme américain de Peirce, Dewey et William James, au début du 20ème siècle, puis etc. etc. L’économie libérale devient la doctrine politique de l’Occident contre le bloc communiste planifié, Friedrich Hayek invente l’intelligence distribuée et découvre l’importance du signal-prix (1945), les théoriciens Arrow et Debreu étendent le théorème de l’équilibre de Walras au cas d’actifs contingents, et la marchés financiers organisés avec leurs produits à terme sont mis en place dans les années 1970. Ils prennent un rôle prépondérant sur la gestion de la planète après la chute de l’URSS et l’abandon des taux de change fixes de Bretton Woods, et grâce à leur surprenante rencontre avec les mathématiques du hasard en 1973.
Nous sommes aujourd’hui dans cette période d’expansion générale de la pensée économique libérale. Mais, en même temps que cette apogée, se sont développées des préoccupations environnementales croissantes : le 1er rapport du Club de Rome en 1972 où des scientifiques affirmaient qu’une croissance indéfinie était impossible, la candidature de René Dumont à la présidentielle de 1974, le sommet de la Terre de Rio en 1992. et surtout les bases solides de l’écologie avec le concept d’écosystème et l’importance de la biodiversité, la prise de conscience de la vulnérabilité de la nature, sa résilience limitée, l’analogie entre les déchets et l’accroissement de l’entropie des systèmes fermés.
Et le constat auquel nous amène le rapport 50 nuances de vert est que le libéralisme financier est un système qui a réussi au delà de ce que peut espérer n’importe quel projet social et qu’il est pourtant incapable de penser le changement du climat ni la finitude de l’espace disponible et des flux.
Les bases originelles de l’utilitarisme sont alors à reconsidérer. Et la grande idée germinale vient de Mill :
Il existe, écrit-il, une différence extrême entre présumer vraie une opinion qui a survécu à toutes les réfutations et présumer sa vérité afin de ne pas en permettre la réfutation. La liberté complète de contredire et de réfuter notre opinion est la condition même qui nous permet de présumer sa vérité en vue d’agir : c’est là la seule façon rationnelle donnée à un être doué de facultés humaines de s’assurer qu’il est dans le vrai.
Il n’existe pas de certitude absolue, mais il y en a assez pour les besoins de la vie. (J.S. Mill, De la liberté (1859), Gallimard, 1990. )
L’utilitarisme de J. St. Mill (il y a assez de raison pour agir) fonde la vérité sur une référence extérieure c’est-à-dire sociale. De sorte que finalement cette rationalité est externe en tant que sociale, mais aussi socialement située.
L’idée d’une institution de gestion durable de la planète ou, au niveau des nations, d’un Etat porteur d’une sagesse environnementale, se heurte radicalement à la philosophie de Mill d’une vérité suffisante pour agir. Car une vérité suffisante pour agir ne peut être autre chose que la justification d’un conformisme compatible avec le problème tel qu’il est posé préalablement par les acteurs. Et aujourd’hui cela veut dire posé avec une référence majeure à l’économie. Or l’économie part de l’intérêt des individus (individualisme méthodologique) et ce qui se passe au niveau collectif en résulte.
Avec le pragmatisme on va encore plus loin puisqu’on part du principe que la seule réalité est constituée des possibilités d’agir de chacun. Alors la considération pragmatique de la transition ne peut la voir que comme une lutte, et collectivement comme une guerre. Et si nous adoptons le franc parler des Smith, des Malthus, et des Darwin, capacité d’agir en contexte de lutte cela veut dire aussi capacité de nuire… Il y a beaucoup de pertes à accepter pour que la transition ne soit pas une foire d’empoigne et certainement perdre une part de chaque empowerment personnel.
Il faut réhabiliter une vérité construite par une connaissance désintéressée située hors du champ économique.