Have the poor become « stranded assets » ?

haveCette terminologie est apparue dans la prose de la finance et des assurances. Les stranded assets sont des valeurs échouées. Compte tenu de la transition énergétique certains actifs s’échouent sans qu’il soit possible de les renflouer. Par exemple une maison de lointaine banlieue : sa valeur est basse à cause du renchérissement des transports, son chauffage est de plus en plus onéreux et le coût que représenterait une isolation thermique correcte en vient à dépasser le prix du bien lui-même. Le raisonnement économique conclut à investir ailleurs.

De même pour les industries fortement consommatrice d’énergie (cimenteries, céramiques, etc.) et pour les installations situés dans les zones les plus menacées par le changement climatique. Autre exemple les voitures diésel : la vraisemblance d’une taxation en ville diminue leur valeur dans le jeu de l’offre et de la demande, ainsi que leur valeur future sur le marché de l’occasion d’où un effet déflationniste.
Comme je l’ai déjà fait remarquer sur ce blog, [cf Stationnarité, croissance zéro »] nous pouvons penser le PIB comme la masse totale du système et si la masse reste à peu près constante, cela ne veut pas dire que le système ne change pas, il y a des secteurs qui progressent et d’autres qui régressent, des secteurs inflationnistes et d’autres déflationnistes. Déflation cela veut dire que les consommateurs repoussent à plus tard leurs achats, ces secteurs s’effondrent. Une croissance significative fait croire que les secteurs qui progressent vont tirer le reste, que les emplois vont être suffisamment mobiles pour s’adapter, etc. Au contraire la croissance nulle met sur le devant de la scène les problèmes d’inégalités et de transferts sociaux. C’est pour cela que la droite ne veut pas en entendre parler. Quant aux partenaires sociaux, il est clair que la croissance arrange les deux côtés de la table de négociation entre patrons et syndicats. Si durablement le secteur financier est en croissance et le secteur productif en perte, la croissance zéro induit de facto des changements sociaux majeurs.

Le concept très intéressant de valeurs échouées peut être pensé selon deux grandes interprétations.
La première, apparemment la plus pragmatique, se fonde sur l’économie et sa logique. Elle accorde une valeur incoercible à la propriété privée selon l’argument qu’en système libéral le patrimoine a été constitué par le succès économique donc par des décisions risquées qui ont rendu service à la collectivité. Selon cette philosophie, la bonne façon de gérer la communauté des humains sur la planète est de bien faire fonctionner l’économie. Si l’économie ne voit pas certaines choses c’est que ces choses n’existent pas. Si l’investissement ne se tourne pas vers des activités créatrices d’emplois pour les pauvres c’est qu’il est plus rentable ailleurs. Malthus avait tout faux en économie, ses lois arithmétique et géométrique ne tiennent pas, mais il avait tout de même raison sur le fond. Trop de population, engendre la misère. La prise de conscience de la finitude de la planète est un nouvel impératif qui renforce la nécessité de règles pour la répartition des ressources. L’économie est là pour ça, comme a dit Jean-Pierre Dupuy elle « contient » la violence. Le fond du problème est qu’on n’a pas besoin de tous ces pauvres pour faire marcher l’économie.
Pour bien comprendre cette interprétation il ne faut pas tomber dans le piège des séries temporelles économiques. Celle-ci disent — grosso modo — que tout le monde s’enrichit malgré l’accroissement démographique. C’est que l’économie n’est pas une bonne grille pour mesurer la misère, elle n’est pas faite pour cela. Amartya Sen a dit cela en termes de capacités d’action (empowerment), on peut comprendre aussi en disant que la misère est inventive et créative (autant que le progrès technique), elle demande en permanence d’ouvrir les grilles à de nouveaux critères.[1]

L’autre vision est celle que l’on peut désigner pour simplifier comme étant celle du pape François. Elle est fort bien exprimée par l’encyclique Laudato Si’. La Terre est notre maison commune, le but est de respecter notre vrai patrimoine qui est la nature, et de faire en sorte que chacun puisse vivre dignement. [cf sur un point de l’encyclique papale] Les injustices sociales héréditaires et les inégalités excessives, créent la haine et la rancœur. Elles attisent le commerce des armes et les guerres. Je crois qu’avec le pape François, on a dépassé toute croyance naïve, angélique ou irénique. Pour avoir connu les conditions de vie dans les favelas il sait qu’il y a le meilleur et le pire dans chacun d’entre nous. La voie qu’il dessine signifie un rôle actif et même acharné contre les tendances destructrices de humains, qu’ils dominent ou qu’ils soient dépités. Mais soyons honnêtes, cette vision, aujourd’hui, ne traite pas clairement la question de la population. Son point faible. Il semble difficile que l’Eglise, qui a toujours été nataliste, change de cap. Elle n’est pas en mesure de le faire parce que cette grande question relève finalement de la providence divine.
De l’autre côté, chez Malthus, la cupidité égoïste devient chaque jour plus ordinaire et naturelle, et de plus en plus brutale et sans concession. L’économie est un apprentissage quotidien d’une grande efficacité, elle enseigne bel et bien qu’il n’y a pas de couvert au grand festin de la nature pour ceux qui n’ont rien et qui ne travaillent pas. Telles que les choses semblent engagées, c’est Malthus qui va gagner.

Le vocable de « stranded assets » a été forgé par l’ONG Carbon Tracker en mars 2015 lors  de la diffusion d’un rapport intitulé «L’effondrement du charbon américain : démonstration pour un changement structurel». cf. Unburnable carbon 2013: Wasted capital and stranded assets. Ce fut un grand succès de communication. Le terme fit florès.

Et en effet le concept de valeurs échouées ouvre aussi la fenêtre vers de nouveaux lendemains. Car il est la force d’une vision du long terme efficace contre le business as usual. Le consommateur, sans faire acte de courage, se détourne de certains produits pour la raison qu’ils n’ont pas d’avenir ou qu’ils dissimulent des dangers par des procédés de fabrication trop artificiels. L’économie locale, lorsqu’elle fonctionnera sans être en permanence écrasée par le quantitatif et la puissance industrielle, est parfaitement capable de gérer la démographie. A condition qu’on l’aide à remplir cette mission évidemment. En plus — cela commence timidement — l’épargnant essaie aussi d’orienter ses économies vers des secteurs plus sûrs quant au long terme, (même si c’est exactement l’inverse qui a été organisé au tournant des deux siècles avec la mise en marché des créances et la titrisation qui standardise les placements selon des notes sommaires sans rapport avec les qualités locales idiosyncratiques des projets).[2]

Poussons l’idée jusqu’au bout : c’est la finance de marché qui peut devenir une « stranded asset ». C’est possible, si les incertitudes financières augmentent, la volatilité peut dissuader les spéculateurs d’opérer. Et les marchés peuvent perdre leur fluididité, d’où l’arrêt des cotations. A quelle échéance ? L’économie a déjà eu des retournements inattendus…

Revenons à la question du titre de cet article. Le libéralisme en tant que programme politique essaie toujours de favoriser par des mesures incitatives les modifications des conditions de vie qui placent les gens au quotidien dans le désir de davantage de libéralisme.
La grande idée dans les années 1970 au début du néolibéralisme fut de favoriser la maison individuelle et l’accession à la propriété. On a rendu constructibles plus de terrains et accordé des prêts avantageux. Des petites maisons se sont multipliées à la périphérie des villes, les chalandonnettes. La perspective de devenir propriétaire dans 15 ans allait inciter à voter au centre ou à droite. Ce sont ces petites maisons qui sont maintenant des actifs échoués, qui deviendront des squats et des friches.
Aujourd’hui on tente de promouvoir la fin du salariat en créant des conditions où chacun est entrepreneur. Evidemment ceux qui sont engagés dans cette voie ne pensent plus qu’à une chose c’est que l’activité économique soit à plein régime avec une forte croissance et le moins possible de freins juridiques environnementaux. Seulement ils ne se rendent pas compte qu’ils sont devenus des stranded assets. Au moindre retournement conjoncturel ils seront délaissés dans le désert du chômage, sans recours, sans syndicat, sans rien pour repartir s’ils n’ont pas de fortune personnelle.
Là est finalement l’essentiel dans cette philosophie, le patrimoine est la clé de la durabilité. On avance irrésistiblement vers les « gated communities ». [1]

[1] Cf. N. Bouleau « Crise écologique : Vers un jardin des pays riches » Esprit novembre 2012, pp 52-70. Version anglaise : « Ecological Crisis: Towards a Garden of the Rich Countries »
[2] Cf. Le film « Demain » et la vidéo Sans lendemain qui n’est pas si pessimiste que son titre pourrait faire croire.

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