Dans cette région de la connaissance où l’on ne sait pas très bien si l’on est en physique ou en mathématique, une ambivalence sémantique fascine encore aujourd’hui les chercheurs. Bachelard évoque très justement ces recherches « Le réel de la Physique-Mathématique s’enrichit d’un double dynamisme : en l’étudiant, on a autant de chance de découvrir des phénomènes que des théorèmes. Il faut d’ailleurs toujours en venir à réaliser les théorèmes ainsi découverts. Pour cette tâche, il ne s’agit plus, comme on le répétait sans cesse au dix-neuvième siècle, de traduire dans le langage mathématique les faits livrés par l’expérience […] la force de la découverte est presque entièrement passée à la théorie mathématique ».[1] Notons, en passant, que si on pense aux sciences cognitives et aux ambitions de faire émerger des connaissances directement par les big data sans passer par l’interprétation, cela interroge… ces « avancées » paraissent plus proches de la phrénologie de Franz Joseph Gall que de la physique d’aujourd’hui ! Bachelard va jusqu’à écrire : « C’est un instrument mathématique qui crée la science physique contemporaine comme le microscope crée la biologie. Pas de connaissances nouvelles sans la maîtrise de cet instrument mathématique nouveau […] On doit substituer à l’homo faber, l’homo mathematicus »[2].
L’espace de Fock et ses interprétations sont une des plus belles construction de la mécanique quantique, une cathédrale avec ses rythmes, sa perspective.
Les mathématiques et l’architecture ne coopèrent pas seulement par la géométrie, mais aussi par les nombres, il y a des répétitions et des rapports en architecture qui furent théorisés par Alberti, également par les fonctions qui transportent d’un registre à un autre.
Le Corbusier, vers le milieu de son parcours, a été envoûté par les mathématiques, il les évoque avec son lyrisme coutumier : « On y rencontre l’absolu et l’infini, le préhensible et l’insaisissable. Des murs s’y dressent devant lesquels on peut passer et repasser sans fruit; une porte s’y trouve parfois ; on l’ouvre, on entre, on est en d’autres lieux, là où se trouvent les dieux, là où sont les clefs des grands systèmes. Ces portes sont celles des miracles. Passé l’une de ces portes, ce n’est plus l’homme qui opère; c’est l’univers que celui-ci touche en un point quelconque. Et devant lui se déroulent et rayonnent les tapis prodigieux des combinaisons sans limites. Il est au pays des nombres, il peut être un homme bien modeste et être entré tout de même. Laissez-le demeurer ravi devant tant de lumière ainsi répandue. » (Le modulor, 1951).
Je vais juste évoquer l’architecture de l’espace de Fock. Je dirai au lecteur comme Poincaré dans la présentation de sa découverte des fonctions fuchsiennes « Je vous demande pardon, je vais employer quelques expressions techniques, mais elles ne doivent pas vous effrayer, vous n’avez aucun besoin de les comprendre. Je dirai, par exemple, j’ai trouvé la démonstration de tel théorème dans telles circonstances, ce théorème aura un nom barbare, que beaucoup d’entre vous ne connaîtront pas, mais cela n’a aucune importance ; ce qui est intéressant pour le psychologue, ce n’est pas le théorème, ce sont les circonstances. » [3]
En mécanique quantique l’espace de Fock est un objet sur lequel opère l’algèbre de Von Neumann d’opérateurs qui rendent compte d’observables de corpuscules[4]. Le physicien soviétique Vladimir Alexandrovitch Fock l’introduisit pour décomposer certains opérateurs en série comme on développe une série entière Cet espace, somme directe de produits tensoriels symétriques d’espaces de Hilbert, sert à décrire les particules qui suivent la statistique de Bose-Einstein ou bosons. C’est grâce à l’espace de Fock que l’on peut définir la « seconde quantification » d’un opérateur qui en est une sorte d’exponentielle avec certaines propriétés de positivité comme l’exponentielle ordinaire.
L’espace de Fock possède deux interprétations probabilistes différentes. La première, celle des chaos de Wiener, consiste à le « voir » comme l’espace des variables aléatoires de carré intégrable définies sur le mouvement brownien. Autrement dit, grâce à cette interprétation, nous pouvons penser les fonctions définies sur l’espace de Fock comme des applications transformant des grandeurs liées aux trajectoires browniennes, et les notions probabilistes — d’orthogonalité, d’intégrale stochastique, etc. — viennent s’écrire sur les composantes de l’espace de Fock lesquelles, dans cette interprétation, correspondent à la notion d’intégrale multiple de Wiener. Cette interprétation est le lieu, le cadre de pensée, où Paul Malliavin développa un nouveau calcul des variation appelé Malliavin calculus, riche d’applications et thème de recherches encore très actives.
Mais il existe une seconde interprétation probabiliste de l’espace de Fock non plus à l’aide d’un processus gaussien (le mouvement brownien) mais par un processus de Poisson (du nom de Siméon Denis Poisson 1781-1840). Il s’agit encore des variables aléatoires de carré intégrable, mais tout est différent ; les propriétés des intégrales multiples, le rôle des diagonales, certaines propriétés régularisantes des projections dans l’espace de Wiener (hypercontractivité) n’ont plus lieu, le seul point commun est cette ossature identique dans les deux cas : l’espace de Fock.
Pourquoi deux interprétations et pas davantage ? Comment ces « compréhensions » se traduisent-elles l’une dans l’autre ? Certaines écritures sont plus faciles d’un côté, d’autres de l’autre. Nous sommes en présence d’une profusion de questionnements ouverts qui passionnent les chercheurs[5].
Interprétation, hypothèse, métaphore, analogie
Lors du chassé-croisé auquel a donné lieu l’attaque des sciences humaines par le canular d’Alan Sokal[6], l’analogie a été évoquée par Jacques Bouveresse comme on présente l’alcool dans la publicité : tout abus est dangereux[7]. Point n’est besoin d’entrer dans cette querelle : si on tire trop, évidemment, toute ressemblance perd de sa force. Du point de vue de la fabrication de connaissance, il y a deux attitudes quant à l’analogie, soit on note qu’elle risque de déformer une interprétation pertinente de la réalité, soit on mesure son immense apport dans la conquête de nouveaux espaces de compréhension. Je crois que les deux voies se complètent l’une l’autre. C’est précisément lorsqu’on attache une grande valeur à l’excursion hors des compréhensions routinières que les exigences et les méfiances vis-à-vis des tricheurs deviennent cruciales.
Mais a priori, avant les démarches de mise à l’épreuve, il faut être accueillant à l’ouverture d’esprit, et voir dans l’analogie et la métaphore le processus même de la compréhension. Tous les enseignants savent le rôle qu’elles occupent dans la pédagogie, c’est une composante essentielle du plaisir de savoir.
Contrairement à la figure de style de la métonymie qui en principe maintient un lien logique sous entendu, le contenant pour le contenu, etc., la métaphore est un déplacement par analogie sans outil de comparaison ni lien logique naturel mais qui enrichit le sens par l’image. Elle est permanente dans la science la plus classique.
Lorsque David Hilbert, et Joseph Liouville avant lui, énoncent que deux fonctions sont orthogonales si l’intégrale de leur produit est nulle, c’est une analogie, il n’y a pas d’angle droit. Mais elle est, oh combien, porteuse de sens, elle veut dire, entre les lignes, que les espaces fonctionnels dont les points sont des fonctions, espaces infini-dimensionnels, peuvent être munis d’une géométrie comme l’espace euclidien, c’est un support essentiel des raisonnements qu’ils développent.
La métaphore et l’analogie peuvent être le brouillon d’une interprétation. Telle la notion de virus informatique, pour désigner une séquence qui perturbe et se propage par réplication automatique dans les réseaux de transmission de données. L’informatique, comme discipline, est pleine de telles métaphores.
Les sciences y compris celles de la nature ne sont pas des systèmes axiomatiques purement formels. Même les néo-positivistes reconnaissaient qu’elles font intervenir des termes théoriques et des termes pratiques ainsi que des règles de correspondance. Aujourd’hui les épistémologues s’accordent pour dire que les sciences utilisent souvent des métaphores, en entendant par ce terme tout un ensemble de notions depuis l’analogie à fins pédagogiques, les exemples types ou paradigmes, les schèmes, jusqu’aux structures et aux modèles. Thomas Kuhn cite un circuit électrique vu comme un système hydrodynamique en état stationnaire, un gaz pensé comme une collection de boules de billard microscopiques en mouvement aléatoire, etc.
« La question du rôle de l’analogie dans la recherche scientifique, écrit Niels Bohr, […] est certainement un trait essentiel du travail dans les sciences de la nature, même s’il n’apparaît pas toujours avec évidence. […] Un tel état de choses vaut éminemment du point de vue de la physique atomique actuelle. […] nous rencontrons des difficultés d’une nature si profonde que nous n’apercevons aucun chemin pour les résoudre. »[8] Bohr considère qu’il est impossible de développer dans le domaine atomique une description qui conserve notre sens ordinaire de l’espace et du temps et il ajoute « dans ces circonstances l’on doit se souvenir que l’on travaille avec des analogies ». Il parle pour cela d’analogies symboliques et c’est dans cet esprit que Heisenberg introduira sa mécanique matricielle qui deviendra par la suite celle d’opérateurs dans l’espace de Hilbert.
Une métaphore en général, comme une lampe, n’éclaire bien qu’une petite partie de la forêt. Une interprétation qui est un système sémantique plus exigent qu’une métaphore, souvent également ne donne sens qu’à une partie d’une théorie. Lorsque l’on interprète les probabilités par des masses positives, cette analogie mécanique permet de penser l’espérance comme un centre de gravité, ramène la méthode statistique de l’analyse en composantes principales à la recherche d’axes d’inertie, et permet d’établir facilement certaines inégalités, mais on ne peut pas ainsi interpréter ainsi l’indépendance.
Au demeurant, et c’est tout à fait important dans le développement de la connaissance, certaines interprétations, vont plus loin que le sens usuel de la théorie, ou de la situation, qu’elles interprètent. Ce sont des interprétations-extensions. C’est le cas de l’électrostatique vis-à-vis du champ gravitationnel avec les êtres nouveaux qu’elle introduit de dipôle, de potentiel de double couche et de capacité. On peut dire aussi que la mécanique quantique interprète la mécanique classique qui en est la limite lorsque la constante de Planck h tend vers zéro. Elle en est, sous ce regard, une interprétation-extension, un peu comme la géométrie dans l’espace interprète la géométrie plane des coniques. Avec cette différence philosophiquement importante que justement l’extension quantique se fait dans des espaces qui ne sont pas ceux des catégories kantiennes.
Le cas de l’espace de Fock avec ses deux interprétations, l’une brownienne, l’autre poissonienne, nous donne un exemple d’une situation encore plus curieuse puisque les deux interprétations ne coïncident que pour un territoire réduit et possèdent chacune tout un domaine étranger à l’autre. Ces remarques nous font comprendre que la valeur au point de vue de la fécondité des différentes interprétations d’une situation est une valeur relative, en toute rigueur on doit parler, dans l’esprit de la philosophie de Quine, de la valeur d’une interprétation par rapport à une autre interprétation.
Comment la notion d’interprétation s’articule-t-elle avec celle d’hypothèse ? Les deux termes ont des significations très extensives. Disons que « hypothèse » est souvent employé dans le cadre d’un positivisme strict quand on décrit la méthode hypothético-déductive qui consiste à repérer une régularité, à l’énoncer sous forme de loi et à faire le pari qu’elle se prolonge à d’autres cas que l’on va expérimenter. L’hypothèse se situe alors dans ce pari que des conditions légèrement différentes, mais analogues, vont faire apparaître le même phénomène. L’interprétation dans ce cas se situe plutôt au niveau de l’invention de la dite loi. Mais la notion l’interprétation est plus vaste, elle donne un sens nouveau et peut suggérer aussi bien des êtres nouveaux que des lois.
Quelques références
Fock, V., »Konfigurationsraum und zweite Quantelung » Zeitschrift für Physik, 75, 622-647 (1932).
Wiener N. “The homogeneous chaos” Amer. J. Math. V60, n4, 897–936, (1938).
Cook J. M., « The Mathematics of Second Quantization » Proc Natl Acad Sci U S A. 1951 Jul; 37(7): 417–420.
Ito K. “Multiple Wiener Integrals” J. Math. Soc. Japan V3, n1, 157–161, (1951).
Guichardet, A. « Produits tensoriels » Ecole Polytechnique 1985; « Opérateurs auto-adjoints et mécanique quantique » Ecole Polytechnique 1982
Surgailis D. ‘On multiple Poisson stochastic integrals and associated Markov processes” Probability and Mathematical Statistics 3, 2, 217–239, (1984).
Meyer P.-A. “Eléments de probabilités quantiques” Sém. Prob. XX, Lect. Notes in M. 1204, Springer (1986).
Meyer P.-A., Yan J.-A. “A propos des distributions sur l’espace de Wiener” Sém. Prob. Stras- bourg XXI 8–26, (1987).
Ruiz de Chavez J. et Meyer P.-A. « Positivité sur l’espace de Fock » Sém. Prob. XXIV Lect. Notes in M. 1426 Springer 1990.
Nualart D. and Vives J. “Anticipative calculus for the Poisson process based on the Fock space”, Sém. Prob. XXIV, Lect. Notes in M.1426, Springer 1990.
Meyer P.-A., Dellacherie Cl., Maisonneuve B. Probabilités et potentiel, chap. XVII à XXIV Hermann 1992.
Bouleau N. et Denis L., Dirichlet Forms Methods for Poisson Point Measures and Lévy Processes, With Emphasis on the Creation-Annihilation Techniques, Springer, 2015
[1] G. Bachelard, « Noumène et microphysique », in Recherches philosophiques, I,1931, cité par D. Lecourt dans L’épistémologie historique de Gaston Bachelard, Vrin, 1969.
[2] Le nouvel esprit scientifique, PUF, 1934.
[3] Conférence à la Société de Psychologie publiée dans le Bulletin de l’Institut général de Psychologie, 1908, et reprise dans Science et méthode, Flammarion, 1908.
[4] Cf. M. Bitbol, Mécanique quantique, Flammarion 1999, p.396 et seq.
[5] Notamment à propos de ce que l’on appelle le calcul de Malliavin. Voir ce terme sur le serveur Numdam, http://www.numdam.org/ et l’article « Le calcul de Malliavin » http://www.nicolasbouleau.eu/histoire-des-sciences/calcul-de-malliavin/
[6] Le fameux article « Transgressant les frontières, vers une herméneutique transformative de la gravité quantique » accepté par Social Text, revue d’études culturelles postmoderne, reste assez savoureux avec vingt ans de recul.
[7] J. Bouveresse Prodiges et vertiges de l’analogie, Raisons d’agir 1999.
[8] Lettre à H. Hoffding, 22 sept 1922.