La mécanique quantique est si étrange qu’il fallut que ses fondateurs explorent sa philosophie et ses liens avec le monde macroscopique que nous croyons connaître. Werner Heisenberg butte sur la question de la formation des cristaux. « On peut dériver des lois atomiques non seulement le fait que les atomes s’ordonnent bien en rangs pour former une chose matérielle solide, mais aussi le caractère spécifique de l’agencement, les symétries et la structure du cristal. Mais la forme extérieure particulière du cristal individuel reste, d’après les lois que nous connaissons, livrée au jeu du hasard »[1].
Pour étayer son idée Heisenberg prend l’exemple de la neige « La goutte d’eau qui s’est refroidie dans une atmosphère de basse température se solidifie en cristal de neige. En l’absence de perturbation extérieure la symétrie du cristal reste toujours hexagonale; mais la forme particulière de la petite étoile de neige n’est déterminée à l’avance par aucune loi de la nature. »
Il semble qu’il y ait du hasard intrinsèque dans la nature : « à l’intérieur des limites déterminées par la symétrie hexagonale, la grandeur de la goutte d’eau, le type de refroidissement, etc. le hasard esquisse les dessins infiniment variés des étoiles et des facettes qui nous semblent exactement aussi artificiels que l’enchaînement des images dans un kaléidoscope. »
Mais Heisenberg fait remarquer que croire au jeu du hasard est une option épistémologique. On pourrait aussi supposer que nous ignorons une loi qui gouvernerait le phénomène. « Car on ne peut sans doute pas affirmer que l’état quantique de la goutte d’eau soit connu réellement avant et pendant la formation du cristal. » Il y a des choses que l’on ne sait pas. Et en approfondissant sa réflexion le grand physicien évoque un ordre d’argumentation complètement différent, vraiment philosophique, qui semble presque postmoderne avant la lettre puisque culturel, historique et social : « Même si nous croyons que la croissance d’un cristal individuel ne saurait être déterminée à l’avance et que donc un autre cristal aurait pu tout aussi bien apparaître, la question de savoir si le hasard auquel le hasard est redevable de sa forme est ‘dénué de sens’ n’est pas pour autant une question décidée. Car la formation d’un cristal est un acte historique qui ne peut plus être annulé — et qui peut jouer aussi en tant que tel un rôle important dans la connexion de notre vie ou du monde même s’il n’a pas été déterminé à l’avance. »
Ce point est, à mes yeux, un peu obscur, je prie le lecteur de se reporter au texte de Heisenberg qui est plus développé. Son idée, comme on le voit ensuite lorsqu’il compare la formation des cristaux et l’apparition des êtres vivants, est que justement c’est différent, il y a alors d’autres considérations à prendre en compte. Heisenberg plaide pour un non réductionnisme.
Ce qui me surprend dans cette affaire est ceci : comment les molécules d’eau qui sont au bout d’une des six branches savent-elles ce que font les autres branches ?
Car il est clair qu’il y a une progression de la cristallisation qui n’est pas instantanée. Cela voudrait dire que le groupe des quelques molécules qui se figent les premières au centre du futur cristal, le font dans une configuration telle qu’elle propage une condition de forme autour d’elles. Cette condition de forme est une façon de traiter l’eau liquide pour la figer. Est-il envisageable de paramétrer les formes des cristaux ? Apparemment pas au sens classique d’une paramétrisation dans Rn, il semble que ces « paramètres initiaux » sont infini-dimensionnels, comme l’est une fonction d’onde en mécanique quantique.
Des phénomènes similaires apparaissent sûrement dans d’autres situations physico-chimiques.
Cette propagation de « condition de forme » ressemble beaucoup à ce dont on parle à propos du prion.(voir l’histoire du prion sur ce site) Y a-t-il un lien ? .
[1] W. Heisenberg, Philosophie, le manuscrit de 1942, Seuil 1998, p. 312 et seq.