Sur un point de fond de l’encyclique papale.

AssiseQue l’on soit croyant ou non il est incontestable que cette parole de portée institutionnelle de près de deux milliards de personnes est si forte et si courageuse qu’elle prend d’emblée une dimension historique. Je n’analyse pas ici ce texte très vaste, mais propose une réflexion sur un thème qui se dégage entre les lignes.

L’encyclique du pape François « Sur la sauvegarde de la maison commune » commence par un chapitre d’état des lieux assez classique mais sans complaisance « Ce qui se passe dans notre maison » reprenant les volets principaux de la pensée écologique : Pollution et changement climatique, La question de l’eau, La perte de la biodiversité, Détérioration de la qualité de vie humaine et dégradation sociale, Inégalité planétaire, La faiblesse des réactions.
Puis suivent cinq chapitres où est présentée une vision proprement chrétienne de l’écologie, tout à fait autre que la « deep écology » ou l’ « ecological modernization » appelée écologie intégrale. Ses traits les plus saillants sont les suivants :
– l’intime relation entre les pauvres et la fragilité de la planète ;
– la conviction que tout est lié dans le monde ;
– la critique du nouveau paradigme et des formes de pouvoir qui dérivent de la technologie;
– l’invitation à chercher d’autres façons de comprendre l’économie et le progrès ;
– la valeur propre de chaque créature ;
– le sens humain de l’écologie ;
– la nécessité de débats sincères et honnêtes ;
– la grave responsabilité de la politique internationale et locale ;
– la culture du déchet et la proposition d’un nouveau style de vie.
Quoiqu’il prenne la peine de largement citer ses prédécesseurs ce pape n’est pas dans la continuité des propos habituels des dignitaires religieux qui plaident pour la paix sur une planète où tout le monde est bon et tout le monde est gentil, selon la litanie de l’irénisme naïf. La vigueur du propos, saisissante, est révélée par certaines expressions : « dette sociale », « dette écologique », « soumission de la politique à la technologie et aux finances », « les finances étouffent l’économie réelle », « le discours de la croissance durable devient souvent un moyen de distraction et de justification qui enferme les valeurs du discours écologique dans la logique des finances et de la technocratie », « accepter une certaine décroissance dans quelques parties du monde, mettant à disposition des ressources pour une saine croissance en d’autres parties ». Par cette encyclique une nouvelle orientation est donnée de la religion chrétienne qui prend place dans l’actualité en face des grandes doctrines politiques du libéralisme et du socialisme et leur lance le défi de savoir qui pense le plus clairement l’avenir.

Jusqu’à présent, la position de l’Eglise et donc des catholiques n’était pas claire sur l’environnement, on peut même dire tiraillée de contradictions
– le « soumettez la nature » de la Genèse semble plaider pour le progrès technique,
– l’Occident chrétien est le principal contributeur des dégradations,
– son système économique libéral soi disant neutre et « amoral » profite aux riches et appauvrit les pauvres,
– la propriété privée sert de « bouée de sauvetage » aux possédants dans la tourmente environnementale,
de sorte que les Chrétiens s’accommodaient d’une pratique religieuse « atténuée » dans laquelle il suffit d’être chrétien pour préserver certaines valeurs auxquelles on est attaché. L’idée prévalait qu’on pouvait être sauvé par la foi et que l’œuvre pouvait passer au second plan.

Dans cette encyclique le pape François s’adresse au monde entier en prenant au sérieux les menaces sur la « maison commune », mais va bien au delà, il dessine une refondation et réorientation du christianisme.
Ce qui frappe dès la première lecture, c’est la qualité des arguments et la justesse des analyses et des faits scientifiques pris en compte (cf. l’être humain comme « système ouvert » §81). Une image de la religion pleine d’intelligence et de lucidité. D’un seul coup on se rend compte que l’Eglise catholique, vivifiée par les jeunes et des procédures bottom-up parvient bien mieux que les politiques à un projet clair et courageux pour l’avenir. Il y a dans ce texte une sorte de « bonne leçon » de pouvoir temporel donnée aux politiciens et aux puissants.
On a l’impression que Dieu lui-même a rajeuni.
Entre les lignes apparaît nettement la vision de l’avenir insupportable, honteux, que nous étions plusieurs à dénoncer dans nos articles sans le moindre écho : un monde régulé par la misère d’une part et le profit d’autre part, un effondrement de la civilisation par l’égoïsme d’une économie bien rodée, dotée par les média et l’organisation des marchés d’un système immunitaire à toute épreuve, incapable de penser l’avenir.

Cette sorte de lettre ouverte, aux termes judicieusement choisis, est actuellement la seule opposition doctrinale forte au capitalisme débridé addictif et aveugle. Nettement ancré dans un travail collectif de l’Eglise et des conférences épiscopales de beaucoup pays du monde, ce manifeste apparaît vraiment comme une redirection des valeurs chrétiennes. Par un travail herméneutique nouveau des textes sacrés, et l’accent mis sur l’exemple de Saint François d’Assise, il trouve un lien étroit entre christianisme et écologie, lien qui « tient la route » bien mieux que les arguties de nos intellectuels déclinant à l’infini les reflets entre nature-culture-nature-culture-…

D’où lui vient sa force et cette pertinence aujourd’hui ?
Une idée fondamentale est qu’il faut prendre l’amour au sérieux. Mais avec sagesse. Quel est le problème ?
La thèse part de l’évocation de François d’Assise : « Tout comme cela arrive quand nous tombons amoureux d’une personne, chaque fois qu’il regardait le soleil, la lune ou les animaux même les plus petits, sa réaction était de chanter, en incorporant dans sa louange les autres créatures. Il entrait en communication avec toute la création, et il prêchait même aux fleurs «en les invitant à louer le Seigneur, comme si elles étaient dotées de raison […] pour lui, n’importe quelle créature était une sœur, unie à lui par des liens d’affection. Voilà pourquoi il se sentait appelé à protéger tout ce qui existe. »

Il s’agit là d’émotions et de sentiments, mais ce qui rend cette parole agissante, performative pour parler comme nos compères post-modernes, c’est qu’elle est orientée dans cette voie par la considération raisonnable de l’état de la « maison » :
« Cette conviction ne peut être considérée avec mépris comme un romantisme irrationnel, car elle a des conséquences sur les opinions qui déterminent notre comportement. Si nous nous approchons de la nature et de l’environnement sans cette ouverture à l’étonnement et à l’émerveillement, si nous ne parlons plus le langage de la fraternité et de la beauté dans notre relation avec le monde, nos attitudes seront celles du dominateur, du consommateur ou du pur exploiteur de ressources, incapable de fixer des limites à ses intérêts immédiats ». Autrement dit la considération de l’état de la planète nous oblige à repenser la question de l’amour des humains et des êtres vivants.

Critiques « classiques » de l’universalisme de la charité chrétienne
Le sens chrétien du précepte d’aimer son prochain comme soi-même réside précisément dans le fait que le prochain n’est pas nécessairement « un proche » mais n’importe qui. Cet aspect est le point focal de toutes les critiques.
1) Dès l’Antiquité, l’empereur Julien (331-363) qui veut restaurer le paganisme devant l’influence croissante du christianisme —qui deviendra religion d’état avec Théodore (390) — tente de faire valoir l’idée que les Chrétiens sont dans l’erreur lorsqu’ils prétendent que leur dieu est universel puisqu’il est, à l’évidence, de la région bien spécifiée de Palestine. Le christianisme n’a pas d’ancrage géographique comme le judaïsme et l’hellénisme, il se propage par des rustres et des malheureux, il n’est pas compatible avec les valeurs qui sont naturelles : héroïsme, éloquence, beauté, science. Aux yeux de Julien, les Chrétiens n’ont pas de véritable inscription historique, leur dieu est abstrait. Plusieurs auteurs parlent d’eux en disant les athées. Et, dès lors que les liens sont coupés avec la nature, tout peut arriver, on peut se laisser aveugler par les inventions humaines.
2) Aujourd’hui étant donné que les Chrétiens vivent entre eux comme font les adeptes des autres croyances tout en ayant des missionnaires prêchant leurs dogmes, cet universalisme affiché est ressenti comme pur stratagème par les autres religions.
3) Freud quant à lui, s’oppose au principe de « tendre l’autre joue » et plus généralement d’aimer quelqu’un qu’on ne connaît pas. Il s’agit pour lui d’une abstraction. L’amour a une réalité affective profonde qui ne se gouverne pas ad libitum, c’est le cas de le dire. La libido qui s’inscrit dans l’inconscient et le désir est une ressource à ne pas négliger, Lacan suggérera de « ne pas céder sur son désir ».
4) Evidemment les guerres de religions menées par les Chrétiens et entre Chrétiens ainsi que les sévices de l’inquisition sont des preuves accablantes de ce que la charité a été durant de longues périodes oubliée.
5) Freud encore, au niveau social, évoque une dimension collective de l’amour sous la forme du partage du surmoi. La reconnaissance chez ceux d’un groupe des mêmes structures de valeurs morales que celles qui nous ont été instillées par les soins parentaux nous incite à un sentiment d’appartenance à ladite communauté. Ceci pouvant faire naître des foules et des mouvements politiques violents.
6) Une critique encore plus radicale et qui a des conséquences majeure est celle qui est faite par l’économie classique et néoclassique : on n’a pas besoin d’amour pour faire fonctionner la société. C’est la main invisible de Smith, et plus généralement ce sont toutes les méthodes de standardisation destinées à mettre en marché les choses et les services sans faire appel à aucun lien social.
7) Enfin il faut citer la critique importante d’Alain Finkielkraut dans La sagesse de l’amour qui se relie aux précédentes en soulignant qu’on a fait souvent les pires atrocités au nom de l’amour de victimes lointaines, en fait abstraites, au lieu de gérer l’opposition et d’avancer avec elle. Ainsi il serait plus sage de ne pas s’enticher définitivement de catégories abstraites de victimes, de ne pas se charger d’un « zèle compatissant » mais de laisser ouvert le champ de l’autre en poursuivant une démarche d’arbitrage et de négociation.

Les conséquences inéluctables de la solidarité circonscrite
Ces reproches sont fondés. Ce n’est pas mon propos d’argumenter contre ces critiques. Mais le point qu’il m’apparaît essentiel de souligner c’est qu’elles laissent globalement entendre qu’il y aurait une voie d’avenir possible où l’amour n’interviendrait pas dans la vie sociale régie uniquement par des règles économiques, ou qu’il interviendrait simplement pour former des appartenances circonscrites à des groupes religieux ou ethniques.

Déjà Gilles Deleuze décrivait les idées de gauche et de droite en terme de grandeur des cercles des préoccupations. On est contraint de constater qu’aujourd’hui les cercles se recroquevillent, partout. L’Europe, zone soi-disant la plus civilisée, fait montre d’égoïsmes du plus bas niveau en son sein et vis-à-vis des migrants. Tout cela est évoqué dans l’encyclique sous la vocable général de culture du déchet.
Ça va plus loin que le déni des problèmes globaux par consumérisme matérialiste. La question est celle de l’avenir quand le capitalisme creuse les écarts. Je l’ai argumentée sous plusieurs angles dans ce blog et dans plusieurs articles (dont Ecological Crisis : Towards a Garden of Rich Countries). Le capitalisme oriente toutes les énergies vers plus de moyens opérationnels, politiques et techniques pour préserver une classe restreinte et puissante de toutes les angoisses environnementales au détriment des autres. Cette fuite en avant est comme un moteur thermique dont la source chaude est l’innovation technique grâce aux énergies fossiles et la source froide l’environnement global ou lointain dégradé par les déchets et les accidents dus aux risques. Cette direction est mortifère non seulement pour les pauvres mais pour toute la nature (et c’est là que la thèse d’Alain Finkielkraut doit être actualisée).
Il y a une idéologie derrière cette culture du déchet qui est tirée de la théorie de l’évolution darwinienne. On sait combien cette théorie a été utilisée pour justifier la compétition et le libéralisme économique débridé. Mais le pire a été mis en place plus récemment par ses idéologues partisans : c’est l’apoptose sociale.
            De quoi s’agit-il ? Au lieu de s’inspirer de la lutte des espèces pour la survie, cette vision utilise l’ontogenèse où l’on observe que les règles très complexes d’auto-structuration des animaux au cours de leur développement à partir de l’embryon montrent que certaines parties sont sacrifiées dont les cellules dépérissent pour le bien de l’animal lui-même. De là à penser qu’il est normal que les plus démunis meurent dans la misère il n’y a qu’un pas allègrement franchi. Exemple de la subtilité avec laquelle le système utilise l’analogie pour donner bonne conscience.

Au demeurant les arguments s’accumulent et montent dans les mentalités que cette direction est une impasse. Il est donc nécessaire d’ouvrir la réflexion vers d’autres principes économiques et éthiques.

Le dilemme de la foi et de l’œuvre
Je crois qu’en parlant d’amour, pour les hommes, pour les pauvres et pour les êtres vivants, l’encyclique du pape François rétablit l’importance de l’œuvre par rapport à la foi.
Il s’agit d’une affaire de dogme qui remonte à l’origine de la réforme, en fait à Luther.

Dans la vie de Luther, il y eut un avant et un après. Il était tourmenté par le problème de savoir si on est sauvé par son œuvre ou par sa foi. Il avait des troubles nerveux et des angoisses, il n’était pas sûr d’être capable de faire une œuvre sainte comme Saint François d’Assise. Jusqu’à ce que : une relecture de l’épitre aux Romains de Paul lui fournisse la clé d’une interprétation différente de tout l’évangile. La phrase de Paul est la suivante « Car je n’ai point honte de l’Evangile; c’est une force divine pour le salut de tout homme qui croit, premièrement du Juif, puis du Grec. En effet, en lui est révélée une justice de Dieu qui vient de la foi et est destinée à la foi, selon qu’il est écrit: Le juste vivra par la foi. » Après la découverte de cette nouvelle interprétation Luther garde toujours une grande assurance malgré les ennuis divers et variés qu’il aura à affronter durant le parcours de fondation de l’église réformée.
Le retournement date d’environ 1515. Avant, Luther comprenait qu’on devenait juste en faisant le bien par ses œuvres, la générosité, etc. mais se sentait toujours soumis au péché, à l’envie, etc. Par ailleurs il observait que l’Eglise avec les indulgences s’arrogeait le droit de dire les bonnes œuvres qui l’arrangeait. Progressivement il réalise que la justice est plus vaste, autre, difficile à saisir dans son ensemble, parce que divine, mais que Paul suggère qu’on est juste si on a la foi, parce qu’on participe à l’œuvre de Dieu.  Cette nouvelle signification découverte effacera les tourments du moine scrupuleux, ses crises de désespoirs, et lui donnera une vigueur nouvelle qui ne le quittera plus.

A noter que William James, l’un des trois fondateurs du pragmatisme américain eut semblablement une crise dépressive grave qui dura plus d’un an, avant de se tourner vers la philosophie, et dont il sortit, de son propre aveu, grâce à la lecture de Luther dont il dit qu’il « fut le premier moraliste à entamer effectivement la carapace de cette confiance en soi naturaliste, considérant, peut-être avec raison, que Saint Paul l’avait déjà fait. L’expérience religieuse de type luthérien conduit tous nos critères naturalistes à la faillite. »

Il me semble que par le choix d’un langage possible pour être entendu et accepté par les Chrétiens et les occidentaux aujourd’hui le pape nous dit que nous sommes entrés dans une ère nouvelle où c’est l’œuvre qui compte réellement.

 

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