Une idée centrale de l’éthique de John Rawls est la « justice as fairness » que l’on traduit généralement, faute de mieux, par la « justice comme équité » et qui signifie que, dans les jeux de hasard des compétitions de la vie, la morale doit résulter de principes équilibrés, honnêtes, loyaux, équitables, choisis au départ à cause de cela, et formant ainsi des institutions équitables permettant ensuite dans ce cadre de laisser la liberté opérer…
Et Rawls ajoute qu’une fois ces principes admis et appliqués, alors il est moralement juste que la société soit inégalitaire si les plus pauvres voient leur sort amélioré dans l’absolu.
Nous n’allons pas discuter l’ensemble de la théorie de Rawls mais simplement mettre en lumière un point qui est au cœur de son approche.
Dans la société rawlsienne il y a du hasard, de la liberté et de l’économie. Donc il y a des répartitions de biens — disons des patrimoines — assez variés en fonction des vicissitudes de la vie sociale. Simplifions au maximum pour voir ce qui se passe et supposons qu’il n’y ait que du hasard. L’économie est simplifiée à l’extrême : les gens jouent chaque année une part de leur fortune, deux à deux, à des jeux de hasard équitables.
Qu’est-ce qu’un jeu de hasard équitable ? La présence d’aléa induisant des disparités de fortune, le jeu le plus équitable possible est celui où tous les joueurs jouent la même proportion — disons un dixième — de leur fortune à des jeux qui sont 1°) à somme nulle (ce que l’un gagne l’autre le perd) et 2°) équilibrés en espérance, c’est-à-dire que l’espérance de gain de chacun est nulle.
Par exemple si le joueur A possède 20 et joue avec le joueur B qui a 10, A va miser 2 et B va miser 1. Le jeu est équilibré si
– avec probabilité 2/3 A gagne et alors il gagne 1 qui est perdu par B,
– avec probabilité 1/3 A perd et alors il perd 2 qui sont gagnés par B.
A gagne plus souvent que B mais lorsqu’il perd il perd davantage, et comme on dit — en moyenne — ils ne gagnent rien ni l’un ni l’autre.
C’est une société juste au sens de Rawls. Bien sûr le jeu du hasard va faire qu’il y aura des riches, des moins riches et des malchanceux qui seront pauvres. Mais ces derniers ont toujours une chance de remonter, et les riches risquent gros chaque année et peuvent devenir pauvres. Les principes sont « fair » — on ne peut pas imaginer de société plus équitable où le hasard intervient — et la thèse de Rawls est qu’il faut accepter les inégalités qui en résultent qui sont dues aux institutions équitables qui ont été adoptées.
Dès lors la question qui vient immédiatement à l’esprit est de mesurer les dégâts : quelle dose d’inégalité cela va-t-il engendrer ? Arrivera-t-on à un coefficient de Gini égal à 0,2 ou à 0,3 comme en France actuellement, ou à davantage d’inégalité ? Insistons pour dire qu’il n’y a pas de rentiers dans cette société, aucun profit certain du capital, uniquement des jeux équilibrés les plus rawlsiens qu’on puisse écrire.
Christophe Chorro et moi-même avons montré, que dans une telle société le coefficient de Gini tend nécessairement vers 1, c’est-à-dire que la société s’achemine inexorablement vers la situation où un seul agent possède toute la richesse. L’étude est disponible en ligne. La démonstration mathématique de ce point n’est d’ailleurs pas très difficile. Si on se réfère à une échelle de temps réaliste, l’effondrement se produit en un temps fini (dépendant du hasard). Cela veut dire que l’assise philosophique de la méthode de Rawls qui consiste à asseoir la morale sur des principes a priori quels que soit les résultats par la suite, est une erreur parce que dans le cas le plus simple et le plus équitable (sans rentiers, etc.), cela conduit à un effondrement de l’économie.
Si on ajoute un impôt annuel sur le revenu, redistribué uniformément, cela ne change rien et ne fait que ralentir le phénomène. Seul un impôt sur le capital rétablit une société inégalitaire mais brassée par le hasard de façon stationnaire.
Ce que nous avons sous les yeux actuellement comme inégalités, et les évolutions historiques étudiées dans le dernier livre de Thomas Piketty, confirment tout à fait que nous sommes actuellement dans une société de ce type. Insistons sur un point, notre résultat montre que s’il n’y a pas d’impôt sur le capital, la philosophie de Rawls est mise en défaut, non pas parce que des inégalités apparaissent, cela les économistes rawlsiens le savent bien, mais parce que l’économie s’effondre ce qui est différent : les principes d’équité qui semblent a priori parfaitement justes comme règle du jeu, conduisent si on les maintient sans correctif sur le patrimoine à l’effondrement de l’économie.