Dans leur quête d’un positionnement de la science immune et incastrable, les positivistes se détournent de l’interprétation et de tout ce qui pourrait ressembler à l’arbitraire du ressenti ou à des lectures individuelles subjectives, comme d’un matériau sale, qui ne saurait constituer la connaissance véritable…
L’anathème lancé par Marcellin Berthelot[1]
Lorsqu’un grand savant fait une erreur, souvent la science en profite, la faute pointe une difficulté dont la résolution est une avancée significative. Les exemples sont nombreux. Cauchy crut que la limite d’une suite de fonctions continues était elle-même continue, ce qu’il rectifia plus tard, après un contre-exemple d’Abel, introduisant le concept si essentiel de convergence uniforme. Mais lorsqu’un illustre scientifique, s’exprimant en philosophe des sciences, dit une bêtise, soit il y a une renommée usurpée, soit la question est un piège et mérite plus fine attention.
Dans le cas de Marcellin Berthelot, personnage arriviste et peu scrupuleux des antériorités, s’étant attribué à plusieurs reprises des découvertes indûment, ayant ménagé des relations importantes lui offrant des biographes flatteurs de son vivant, lui permettant une carrière politique exceptionnelle pour un scientifique (Ministre de l’instruction publique et des Beaux-arts, puis Ministre des affaires étrangères), on pencherait volontiers pour le premier cas. D’autant plus que cet ami intime de Renan, véhément pour défendre ses propres tendances scientifiques ainsi que l’atteste son incroyable querelle avec Pasteur, changea plusieurs fois de langage politique selon les circonstances[2].
Il était chimiste et opposé à l’hypothèse atomique. Il défendait, comme beaucoup de ses collègues, la théorie des « équivalents » qui permettaient de faire correspondre des masses aux proportions des équations chimiques sans faire appel à la présence d’atomes. C’est probablement cette question de l’hypothèse atomique qui lui fit formuler cette sentence, dont il avait mal mesuré la signification profonde.
Quel était le désagrément de l’hypothèse atomique pour les scientifiques, nombreux à l’époque, qui n’en voulaient pas ? Vingt ans plus tard encore, en 1906, Henry Le Chatelier considérait qu’elle était le fruit de l’imagination et relevait des sentiments.
Il semble que ces savants craignaient, au fond, qu’elle pût marcher ! Et que ce ne serait pas loyal, en quelque sorte, que la science fonctionnât avec de telles méthodes : Imaginer des êtres, et tenter de leur donner des caractéristiques idoines pour retrouver des lois de la physique et de la chimie (qu’on obtient par de vraies observations), ainsi qu’avaient explicitement procédé Dalton, Maxwell, Boltzmann, etc., n’était-ce pas être plus ou moins assuré d’arriver au but, sans avoir rien prouvé quant à l’existence réelle de ces « imaginations ».
Regardons aujourd’hui encore comment un Claude Allègre, scientifique de tempérament comparable à celui de Berthelot, rejette avec agressivité la notion de nombre imaginaire en mathématiques : « Imagine-t-on que l’idée de poser √-1 = i et de développer à partir de là l’algèbre des nombres complexes soit une propriété intrinsèque de la Nature qui flottait dans l’Univers il y a cinq milliard d’années ? Ne vaut-il pas mieux admettre que c’est une idée inventée par Jérôme Cardan et Raffaele Bombelli au XVIème siècle, un pur produit de l’esprit humain ? »[3]. Allègre partage le monde en deux : la réalité d’une part, les produits de l’esprit humain d’autre part, position qui se rattache au nominalisme classique. Mais la question autrement difficile et intéressante est de penser le réel comme construit par les idées et les représentations selon un processus historique dont l’épistémologie tente de rendre compte. Il adopte une position strictement positiviste : Il y a le réel — qui est mon réel — tout ce qui est interprétatif est n’importe quoi.
En 1886 Marcellin Berthelot écrit « La science positive ne poursuit ni les causes premières ni la fin des choses […] toutes les assises, de la base au sommet, reposent sur l’observation et sur l’expérience. C’est un des principes de la science positive qu’aucune réalité ne peut être établie par le raisonnement. Le monde ne saurait être deviné. »[4]
Bien sûr que si ! Le monde peut-être deviné, c’est même l’un des moteurs principaux de la connaissance.
Neptune a été devinée par Le Verrier, Mendeleïev a deviné des éléments simples grâce à sa classification, les « laryngales » ont été devinées par Saussure avant d’être reconnues en Hittite, le positron a été deviné par Dirac avant d’être observé par Anderson, l’interférence d’électrons et leur diffraction fut devinée par de Broglie avant d’être observées quelques années plus tard. Le grand théorème de Fermat a été énoncé quatre siècles avant sa démonstration complète. Evidemment tout cela ne se devine pas dans une boule de cristal ni le marc de café. Il ne s’agit pas de divination.
Marcelin Berthelot omet que la science est de façon essentielle l’échafaudage de processus interprétatifs successifs dont l’enjeu est une lecture d’une région nouvelle de la complexité, que celle-ci soit matérielle ou combinatoire de symboles.
Il est vrai qu’il y a aussi un processus créatif non interprétatif. L’agencement pur, la combinaison des formes et des actions, engendrent de la nouveauté, qui n’était pas immédiatement dans l’évidence de la théorie. La combinatoire chimique, quoique gouvernée par des principes physiques de liaisons atomiques et moléculaires, nécessite d’aller voir les combinaisons elles-mêmes pour établir leur existence, de façon tout à fait similaire au mathématicien qui doit construire une démonstration pour savoir si tel énoncé est un théorème ou non. De façon imagé, on peut dire que le chimiste comme le mathématicien savent produire, mais ne savent pas, ou mal, reconnaître a priori si tel ou tel assemblage fait partie des choses productibles ou non. Et c’est justement là qu’intervient tout le talent du praticien, largement fondé sur ses capacités interprétatives, son talent à comprendre certaines choses dans les situations qu’il investit.
Avec une formulation moins tranchée, l’avis d’Auguste Comte était identique.
Si la philosophie positive repose fondamentalement sur la formulation de lois pour rendre compte du monde naturel et social, il est inutile de chercher chez Comte une explication de l’origine de la formulation de lois dans le concept d’interprétation, car, pour lui, l’interprétation fait partie des choses métaphysiques.
A cet égard la 45ème leçon du Cours de Philosophie Positive intitulée « Considérations générales sur l’étude positive des fonctions intellectuelles et morales, ou cérébrales » est une de celles où se révèle le mieux la posture de Comte. L’essentiel du propos consiste à montrer que toutes les approches psychologiques qui ne se rattachent pas directement à la phrénologie de François-Joseph Gall (1758-1828) relèvent d’une vision métaphysique dépassée. Comte abonde de généralités philosophiques et historiques pour ce plaidoyer, pensant peut-être que sa quérulence entraînera davantage la conviction des lecteurs. Mais comme le souligne Allal Sinaceur « La phrénologie s’articulait naturellement sur les exigences de Cabanis et de Bichat; elle parachevait le rationaliste visuel du substrat , mais au prix d’un charlatanisme, du plus grand faux pas qu’ait accompli la psychologie »[5].
Après cette unique leçon sur la psychologie Le Cours passe à la sociologie, de sorte qu’il reste un large angle mort dans le traité positiviste qui concerne la question épistémique elle-même. Comte ne s’intéresse pas à la production de connaissance qui, dans son système, s’apparenterait à une « cause première » et serait donc hors du registre de la science. Il abandonne ce faisant les investigations entamées par Francis Bacon, d’Alembert, Condorcet ainsi que ses contemporains Schopenhauer et Cournot.[6]
Dès 1833 dans le Plan des travaux scientifiques nécessaire pour réorganiser la société Auguste Comte écrivait à propos de la politique qu’il voyait comme une science «il est clair que l’imagination ne doit jouer qu’un rôle absolument subalterne, toujours aux ordres de l’observation, comme dans les autres sciences ». Pourquoi cette phobie d’invoquer les talents de l’esprit humain ?
D’abord la ressemblance entre la vision imaginative et la suggestion religieuse qui fait voir des miracles (cf. les positions radicales de Hume et de Voltaire). De même entre l’interprétation et le transfert animiste de pouvoirs occultes.
Ensuite, l’apparente différence de nature entre causalité et intentionalité. Nous retrouvons ici, sous une forme différente, la difficulté rencontrée par Cicéron dans le monde antique pour faire une place philosophique à la notion de hasard moderne entre le nécessaire et l’intentionnel [7]. Pour Comte les faits matériels ou sociaux sont soumis à des lois, alors que l’esprit humain se détermine, au moins pour une part, librement.
Ces deux arguments jouaient le rôle de remparts pour protéger la science de la superstition et des systèmes métaphysiques. La stratégie épistémologique de Comte est très apparente, il comprend bien que les lois ne peuvent venir, comme ça, sans un rôle actif du sujet connaissant, mais si l’imagination est l’avant-garde, les positivistes pensent avoir trouvé une position inexpugnable en restant toujours en seconde ligne, ni les premiers ni les derniers.
Le slogan de Berthelot « Le monde ne saurait être deviné » n’est pas une erreur ou une bévue, mais bien plutôt une tentative de prohibition. Et cette interdiction latente laisse des traces aujourd’hui par le sillage de l’utilitarisme et du pragmatisme — branche anglo-saxonne du positivisme — qui tentent de nous empêcher de penser en ramenant la pensée utile à ce qui est commun aux divers points de vue dans la quotidienneté négociable de leurs partisans.
Les deux hantises : croyances religieuses, et doctrines globales, sont des obstacles au fonctionnement bien huilé de l’économie de marché. La position est quasi inexpugnable encore maintenant, mais comme elle se généralise et se mêle au capitalisme tardif comme deux liquides miscibles, elle nous englue de son discours bien pensant, respectueux avant tout du bon fonctionnement économique. C’est l’épistémologie du « wait and see », autrement dit laissons « agir » les idées, elles décanteront et nous serons du bon côté.
Ce n’est pas ainsi que les choses pourront être réorientées en matière d’émissions de C02, de biodiversité, de pollution et recyclage, de trafics et de corruption, de limitation de la population autrement que par la misère. Pour ces inerties qui sont au-delà des institutions politiques et économiques, il faut valoriser les interprétations car ce sont elles seulement qui peuvent faire ré-agir.
[1] Nous poursuivons ici une étude entamée dans Risk and Meaning, Adversaries in Art, Science and Philosophy, Springer 2011.
[2] Cf. J. Jacques Berthelot, Autopsie d’un mythe, Belin 1987.
[3] Cl. Allègre La défaite de Platon, Fayard 1995. Ce livre est un mauvais procès fait aux mathématiques, son auteur s’en fait une idée fausse contre laquelle il bagarre maladroitement. Il est beaucoup plus intéressant d’essayer de comprendre pourquoi elles ont rendu de si grands services à la physique par exemple, cf. Bachelard évidemment et aussi S. Bochner, The Role of Mathematics in the Rise of Science, Princeton Univ. Press 1991, Chap 6 IV, et l’article de E. P. Wigner « The Unreasonable Effectiveness of Mathematics in the Natural sciences » Com. Pure and App. Math. 13 (1960) 1-14.
[4] Science et philosophie, Calmann-Lévy, 1886.
[5] Auguste Comte, Philosophie première, M. Serres, F. Dagognet, A. Sinaceur Hermann 1975. Sur la psychologie de Comte cf. l’essai de S. Kofman Aberrations, Le devenir femme d’Auguste Comte, Aubier-Flammarion 1978, notamment p159 et seq.
[6] cf. F. Vatin, « Comte et Cournot. Une mise en regard biographique et épistémologique » Revue d’Histoire des Sciences Humaines 2003/1, no 8.
[7] Cf. Risk and Meaning, op. cit. Chapitre 1.