L’architecture enseignée aux étudiants est centrée sur le problème de la conception. C’est la passionnante question de l’organisation des formes sous le jeu des contraintes d’usage et de construction. Dans la tradition de Vitruve et des anonymes de l’Antiquité et du Moyen-âge dont les œuvres témoignent des problèmes et des choix, on évoque les maîtres de la Renaissance Alberti, Pacioli, Brunelleschi, Palladio, Serlio, la période classique, etc., et on enrichit la « philosophie du projet » par l’analyse des doctrines récentes de la création architecturale dans cette littérature abondante des Louis Kahn, Le Corbusier, Venturi, Jencks, etc., qui reparcourt elle-même l’histoire de l’architecture pour en tirer des motivations originales.
Un certain nombre de dualités s’inscrivent ainsi comme des paradigmes permanents de la question du projet : le règle et l’exception, la contrainte et la flexibilité, le classicisme et le baroque, le modernisme et le post-moderne, le décor et le nécessaire, que l’on retrouve souvent dans la philosophie de la modélisation, car celle-ci peut être avantageusement pensée en analogie avec le projet d’architecture : pluralité des solutions, effet d’unicité a posteriori de la solution réussie…
Trois registres fondamentaux interagissent dans le problème architectural à toutes les époques et en tout lieu. La forme parce qu’il s’agit de réalisation dans l’espace, où l’on peut vivre, travailler, habiter, elle est appréhendée non seulement par l’œil dans les jeux de la lumière mais par le corps dans les déplacements, par l’ouïe, et même par l’odeur et la température ressentie. La structure parce que l’architecture est aussi une ingénierie mettant en œuvre des matériaux, des sollicitations physiques, des sciences de l’habitabilité. La fonction qui instaure une dimension sociale complexe dépassant l’utilitarisme, englobant des aspects symboliques et politiques. La fonction, même définie avec la plus grande rigueur, n’est jamais déterminante de la forme, non plus que la structure, de sorte qu’une méthodologie rationnelle générale n’existe pas, malgré les diverses doctrines plus ou moins ambitieuses qui ont été proposées, souvent en s’illusionnant sur les capacités des programmes informatiques d’aide à la conception.
De la même façon que le métier de mathématicien est de trouver des théorèmes intéressants, que celui du physicien est de dégager des lois et des effets de la nature, on peut décrire le problème architectural en lui-même comme résidant dans l’investigation d’un grand nombre des possibilités ramifiées de solutions qui tiennent compte des contraintes et des objectifs formels, structurels, et fonctionnels — avec éventuellement un feedback de cette enquête sur les hypothèses et les critères de valeur en dialogue avec le maître d’ouvrage et les usagers afin de dépasser le seul service rendu au commanditaire — pour parvenir à proposer une solution, une parmi d’autres, qui soit un agencement pertinent et réalisable, une trouvaille qui puisse faire dire qu’on a déniché une configuration remarquable (pensons à la capella Pazzi de Brunelleschi, à l’église St Philibert de Tournus, ou à la voiture DS19 qui incontestablement appartient à l’architecture).
Le tournant de la prise en compte des nécessités quantitative et qualitatives de la transition écologique
Cette formulation disons « classique » du problème du projet architectural s’est trouvée profondément modifiée avec la prise de conscience écologique à partir du troisième tiers du siècle dernier. L’architecture écologique se distingue nettement des tendances et des courants qui se sont succédés par le fait qu’elle est une prise en compte de contraintes étrangères à la stricte localité du projet dans son insertion sociale et géographique. L’architecture pense des bâtiments donc le long terme, la ville de demain, et intègre ce que nous savons des évolutions environnementales. Aussi bien dans les réalisations récentes (matériaux carbonés, double peau, bâtiments à énergie positive, etc.) que dans la culture pédagogique qui règne maintenant dans les écoles d’architecture, l’environnement, l’énergie, l’empreinte écologique, le respect de la nature et de sa variété, se sont superposés à la problématique opérationnelle classique.
Comme souvent en matière de création, cette difficulté supplémentaire est aussi source de motivation et de découvertes intéressantes.
Du coup, la communauté des architectes, des étudiants et des enseignants en architecture, aussi disparate soit-elle, se trouve de fait dans une position engagée vis à vis de la logique économique libérale standard qui prône la croissance et l’exploitation des ressources, incapable de se sortir des arguments de compétition entre les firmes, entre les nations, entre humains, justifiant ainsi le business as usual, le rejet de toute politique de taxe (transports) et l’absence d’un aménagement urbain responsable pour l’avenir.
Les architectes partagent avec les médecins, avec certains chercheurs, la particularité d’une motivation qui, pour la plupart, dépasse complètement les considérations mercantiles. Le conflit concerne vraiment le sens de ce que l’on fait de sa vie. Sans doute l’urbanisme n’existe pas à proprement parler comme compétence attribuée à une corporation identifiée, il est évidemment une activité sociale hautement complexe, mais il se traduit dans l’espace et se préoccupe des objets que conçoivent les architectes. Aussi bien ceux-ci — à cause de la spécificité de leur formation axée sur le projet d’architecture qui reste sans équivalent dans tout le monde universitaire comme entraînement à la conception — se voient naturellement investis d’une responsabilité intellectuelle et opérationnelle quant à ce qui touche l’aménagement du territoire et au long terme.
Seulement voilà, le capitalisme ne s’est jamais laissé dicter un « bien faire » ou quoi que ce soit qui ressemble à une éthique par des raisons extérieures à l’économie libérale. Les inégalités se creusent entre nations et au sein des nations, et pour mille raisons, les classes pauvres n’ont pas les moyens de modifier ces iniquités. Même le dernier krach, majeur, après la cascade des risques et des choix politiques fut finalement supporté par le contribuable. Le temps n’est plus où l’Etat planifiait et définissait librement des normes pour les équipements publics et les logements aidés en fonction d’études de ses services et de choix sociaux. L’Etat est très endetté sur les marchés mondiaux et ses marges de manœuvre sont peau de chagrin. L’argent c’est le pouvoir et c’est aussi la commande architecturale. Il s’agit de savoir qui décide.
C’est dans ce contexte de lutte idéologique que le capitalisme néo-libéral a enfanté une nouvelle manière de dire architecturalement où est réellement la puissance, en statuant clairement et sans recours sur ce qui est beau.
La force du renouveau de la pensée architecturale qu’est la transition écologique est telle qu’elle modifie complètement les légitimités de fond des comportements et par contrecoup a engendré un nouvel extrémisme que je vais expliquer maintenant.
Un signifiant venimeux
Lorsque Christo enveloppe le Reichtag à Berlin ou le Pont Neuf à Paris, en finançant entièrement lui-même ces opérations très coûteuses grâce à l’accumulation progressive de moyens obtenus par un « fundraising » très professionnel,
lorsque Richard Serra parvient à faire acheter par la fondation Guggenheim un serpentin de tôles de trois mètres de haut et de 10cm d’épaisseur élaboré suivant les techniques de la construction navale, [Richard Serra, musée Guggenheim, Bilbao]
lorsqu’à Bilbao, Frank Gehry réalise non seulement une enveloppe de carreaux de marbre tous différents en surface gauche grâce à la commande numérique à partir d’un modèle de CAO mais fait tordre des IPN pour contraindre la structure porteuse elle-même à suivre le mouvement de son crayon, accompagné dans ce sillage par d’autres créateurs tels que Bernar Venet, Claes Oldenburg, Jeff Koons, et les réalisateurs du musée des Confluences près de Lyon, [Musée des Confluences, Lyon]
lorsque Louis Vuitton confie à Gehry la réalisation d’un écrin de verre pour abriter les collections de sa fondation,
[Fondation Louis Vuitton, jardin d’acclimatation, Paris]
il ne s’agit pas de simples caprices baroques. Ces extravagances ne sont pas l’expression d’un avant-gardisme architectural en lui-même. Ils seront des lieux visités, inscrits médiatiquement comme de l’art, de sorte qu’ils définissent de façon performative ce qu’est l’art aujourd’hui : quelque chose de socialement inaccessible.
On est très loin du travail de l’artiste en atelier ou de l’architecte en agence qui superpose calques sur calques, rien à voir avec la maïeutique architecturale d’un hôpital (cf. Pierre Riboulet Naissance d’un hôpital, éd. des imprimeurs, 1994), ici la dialectique de conception est négligeable, ce n’est pas là qu’est le signifiant.
Pour mieux comprendre, il pourrait nous être utile de relire cet ouvrage curieux de Georges Bataille La part maudite Ed. de Minuit 1967, dont l’idée centrale — maladroitement argumentée d’un point de vue économique — consiste à penser que le prodigalité des riches par le mécénat est susceptible de rééquilibrer l’économie, instaurant un transfert qui est ce qui manque pour stabiliser le moteur économique. La thèse de Bataille est, sans le dire, une sorte de réponse à Max Weber concernant les origines du capitalisme. Comme celui-ci remarque que la richesse des princes et l’abondance du commerce entre l’Occident et l’Orient durant des siècles n’ont pas été capables de structurer un essor aussi extraordinaire que ce qui se passe au 19ème siècle aux Etats-Unis et attribue ce tournant aux comportement des protestants puritains qui réinvestissent les profits sans les consommer pour leurs plaisirs, forgeant par cette interprétation l’exemple méthodologique d’un idéal-type, Bataille plaide pour une générosité en pure perte qui ne cherche pas de retour sur investissement. Ecrite en 1949, il s’agit d’une critique du « tout économique » assez aristocratique fondée sur l’idée d’une nature surabondante, une excursion intellectuelle totalement hors du champ de préoccupation des limites de la planète ou de la vulnérabilité de la nature. On peut difficilement lire La part maudite comme une théorie du ruissellement avant la lettre car elle ne s’inscrit pas dans un modèle économique explicite, elle est une fresque au niveau des mythes fondamentaux de l’humanité.
Nous voyons donc que le sens de ce que nous cherchons à analyser est assez différent. On ne saurait pas non plus le ramener, comme traditionnellement, au prestige que peuvent incarner des œuvres comme le Pavillon d’or de Kyoto, le Taj Mahal à Agra en Inde ou la basilique de Yamoussoukro en Côte d’Ivoire. La fonction édifiante n’existe plus ou plutôt elle s’est déplacée, elle est devenue agressive. Dans le passé le décor, le superfétatoire a toujours été présent, Robert Venturi (Complexity and Contradiction in Architecture, Museum of Modern Art, 1966) l’a souligné, cela s’inscrivait dans l’évolution de ce que Claude Perrault appelait la beauté coutumière (voir mon article Les deux sortes de beauté de Christopher Wren revue Tangente 2003) comme marque d’une classe sociale (cf. les villas palladiennes, la maison de Jacques Cœur ou le palais Güell de Gaudi à Barcelonne, etc.) et comme une invitation à en apprécier le mode de vie.
Il y a incontestablement comme une résurgence des valeurs de l’Ancien Régime, mais avec maintenant la calme assurance de traduire les lois inébranlables du capitalisme dans son apogée néo-libérale. Pour bien sentir le registre du phénomène il faut garder à l’esprit ce qui se passe effectivement lors des situations de licenciement si fréquentes depuis quelque temps. Il peut s’agir d’entreprises florissantes et, malgré les pressions du gouvernement pour sauver l’emploi, fortement médiatisées mais inopérantes, le verdict tombe d’une façon cinglante qui signifie aux salariés « l’argent dont nous disposons n’est pas pour vous, et c’est nous qui en décidons, nous préférons licencier et combler d’or notre PDG ».
La pavane et l’acratie
Une scène précise fut pour moi une révélation. Parfois ainsi quelque chose reste gravé, revient souvent à la mémoire, et force à s’interroger. Nous visitions, au cours d’un voyage en Ecosse, la plaisante petite ville de St Andrews où plusieurs ruines témoignent des conflits entre catholiques et protestants. Lors de la visite rapide d’une église, gothique mais assez ordinaire, dont j’aime bien prendre le coup d’œil de l’espace intérieur, un homme âgé, bien habillé, nous demanda de bien vouloir avant de sortir marquer notre nom et coordonnées sur un registre. Un peu surpris j’ai d’abord pensé à un moyen pour l’association paroissiale de communiquer plus facilement ses activités, mais — après discussion — il s’avéra qu’il ne s’agissait que de statistiques de fréquentation destinées à faire valoir aux autorités religieuses que cette église accueillait beaucoup de monde en fonction de quoi elle recevrait plus de subsides. L’évêché faisait de l’analyse coût-bénéfice ! Cette confusion des genres entre l’argent et le divin semblait toute naturelle à notre interlocuteur et une telle évidence m’interpelait. Quelques minutes plus tard nous entendîmes du cloître attenant venir une musique moyenâgeuse qui nous intrigua. En nous approchant nous vîmes les préparatifs d’un fête où des couples de personnes, toutes d’âge mûr ou respectable, habillés en costumes des villageois d’antan, sautillaient, les points sur les hanches en une ronde rythmée et tranquille. L’effet extraordinaire et définitivement marquant pour moi fut le petit saut sur le même pied, un deux, sautillement, un deux, sautillement… essayez-le, ce petit geste est d’une force incroyable, il veut vraiment dire « le monde lointain, on s’en fiche comme de l’an quarante »… peut-être réminiscence de ce que les fillettes, très volontiers, sans qu’on ait besoin de leur apprendre, sautillent, et y prennent plaisir dans une spontanéité attendrissante. Ça m’a frappé, j’y pense et y repense souvent. Je me demande si une foi n’en cacherait pas une autre, si derrière la foi chrétienne ou cachée par elle, ce ne serait pas tout simplement l’économie néo-classique qui récupérerait les bons sentiments…
La pavane est une danse lente, et c’est évidemment cette majesté tranquille qui exprime le mieux d’être parmi ceux qui sont à la cour du roi. Le pouvoir se montre par la seule insistance sur son être-là. Aujourd’hui se pavaner ce n’est pas seulement continuer comme avant l’économie libérale qui profite à certains au détriment de la nature, du peuple et des enfants, c’est forcer l’admiration sur ses gaspillages pour marquer qu’on a le pouvoir de l’imposer.
Il y a évidemment une imitation de valeurs de l’Ancien Régime dans ce qu’elles ont d’irrévocable : la naissance. Versailles, Vaux le Vicomte. La tentative de réhabilitation récente de Fouquet est symptomatique. Il a fait fortune en rendant le service à la nation de prélever les impôts. Cet enrichissement n’est possible que de deux façons soit en prêtant l’argent ainsi récolté soit en jouant sur le fait que les vérifications des sommes versées et des sommes dues ne pouvaient être faites que par référence à ses seuls registres ou encore par les deux méthodes simultanément. Le cas est intéressant et d’une actualité saisissante si on essaie de comprendre pourquoi aujourd’hui ceux qui sont en position de prendre des décisions financières ou de patrimoine s’enrichissent et pourquoi le monde de la finance gagne en puissance économique. Fouquet gérait l’information et le back office (les écritures), ce qui se sait et ce qui est caché. Aussi bien sa vraie gloire n’est que d’avoir su choisir Le Vau et Le Nôtre.
Le capitalisme laisse les pauvres dans l’acratie, au niveau des nations, des classes, des individus. Ce terme d’Aristote a été repris par Pierre Calame au sens d’une maladie de la volonté où l’on ne trouve plus en soi-même la volonté d’œuvrer pour le changement (Sauvons la démocratie, éd. Ch. L. Mayer 2012). Les gens vivent sur un terrain en pente : c’est plus ou moins dur pour eux, la pente économique, la pente de santé, la pente de la vie. Cette acratie est entretenue par ce qui n’est pas dit mais qui compte en fait, les forces effectives, la pavane tente de rappeler la vanité de tout espoir de changement.
Détournons-nous de cet art officiel, le plaisir est ailleurs…